TANTE GOGNE

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On ne sortait Tante Gogne qu'aux grandes occasions, une ou deux fois par an, un peu comme un sapin de Noël. Elle trônait alors sur le fauteuil à bascule, près de l'horloge comtoise du salon, celui auquel personne n'avait le droit de toucher lorsqu'elle n'y siégeait pas. On l'y laissait en général reposer quelques semaines, « pour lui faire prendre un peu le jour », disait Maman. Et comme un sapin de Noël, on la décorait parfois de pendeloques et de guirlandes, pour égayer un peu le séjour et lui changer les idées.

Le reste du temps, on l'enveloppait soigneusement de bandes de gaze triple épaisseur, et on la rangeait dans le placard de la garde-robe, dans le débarras, parmi les costumes de mariage et les boules de naphtaline. Les amis qui venaient en visite à la maison ne soupçonnaient même pas sa présence.

Dans nos plus tendres années, nous n'avons jamais éprouvé le moindre malaise à la vue de Tante Gogne au salon : nous étions habitués à elle, elle nous regardait construire des châteaux de cubes depuis que nous étions en âge de nous redresser sur le carrelage, et jamais il ne nous serait venu à l'idée qu'elle pourrait poser problème à qui que ce fût. Notre univers était fort simple et comportait fort peu de planètes : il y avait Papa, Maman, Tante Gogne et nous. Ce n'est que vers l'âge de six ou sept ans, quand nous avons pour la première fois invité à venir jouer chez nous des copains d'école, que nous avons remarqué chez eux une forme de gêne. Certains refusaient carrément de mettre les pieds dans le salon, d'autres y consentaient, mais à la seule condition de jouer à l'autre bout de la pièce, le plus loin possible de Tante Gogne. Jeter sur son visage un foulard ou une petite couverture, comme Papa s'y est un jour essayé, n'améliorait pas franchement les choses, car une fois voilée, elle nous semblait, à nous aussi, devenir tout à coup réellement dérangeante – une inconnue dans la maison.

La raison véritable de la gêne qui frappait nos invités ne nous est jamais apparue de façon claire. Peut-être était-ce l'effet de ses yeux, car malgré son teint cireux et sa peau tirée, qui lui donnaient l'allure d'un mannequin dérobé dans un musée, elle avait gardé forme humaine – d'ailleurs les parents lui mettaient toujours son tricot sur les genoux, une aiguille dans chaque main, pour accentuer l'effet de vivant. En dépit de tout, pourtant, ses yeux vendaient la mèche : enfoncés plus que de rigueur dans leurs orbites, parfaitement ronds et plats, sans pupilles ni couleur définie, ils semblaient pour ainsi dire cousus à même son visage, tout comme ses lèvres, qui ne se desserraient jamais. Papa avait une expression très juste à leur sujet : il les appelait « des yeux en boutons de manchette ». Et bien qu'ils fussent vides de tout regard on ne pouvait s'empêcher de penser, en la voyant, que Tante Gogne regardait – qui ou quoi, nul ne pouvait le dire – qu'elle regardait un peu partout à la fois. Nous parvenions quelquefois à faire jouer nos invités une petite heure sous ce regard diffus, mais ils finissaient toujours par invoquer quelque prétexte saugrenu pour nous fausser compagnie. Dès qu'ils avaient passé la porte, ils se rassuraient tant bien que mal et en faisaient des gorges chaudes, blaguant à haute voix « la Gorgogne », et croyant bêtement que nous ne les entendrions pas.

Nous n'avons jamais su grand-chose sur son passé. Il y avait ce grand portrait double accroché au-dessus de la cheminée, sur lequel posaient, toutes jeunes, Maman et Tante Gogne, qui portait la même robe vert coriandre que dans son fauteuil (celle que Papa appelait « la robe vert Gogne »). Et sur cette peinture, il faut avouer qu'elles se ressemblaient assez, même si Maman faisait quelques années de moins. D'après les parents, Tante Gogne avait attrapé une maladie terrible et incurable, qui l'avait rongée des années durant, jusqu'à la réduire à l'état que nous connaissions, mais ils persistaient à dire qu'elle n'était jamais véritablement morte, et qu'elle faisait encore partie de la famille, à sa manière. Bien sûr, on ne pouvait pas l'emmener au parc ou à la piscine, les gens ne comprendraient pas, ils appelleraient automatiquement la police, les services d'hygiène ou les pompes funèbres, et puis qu'arriverait-il si elle prenait l'eau ? C'est pourquoi on la gardait à la maison, dans le salon pour qu'elle puisse partager avec nous les grands événements, dans le placard le reste du temps, pour éviter qu'elle ne se détériore.

Petit Album de FamilleWhere stories live. Discover now