3. Hekar, le frontalier.

Start from the beginning
                                    

— Il serait temps de rentrer, d'ailleurs. »

La jeune fille acquiesça et avança vers le troupeau avec promptitude, puis siffla le chien qui se mit aussitôt au galop. Celui-ci décrivit de larges cercles autour de l'immense attroupement de bêtes et les poussa à s'enfuir vers l'est. Les deux bergerots suivirent d'un pas cadencé leurs protégés et entreprirent de les raccompagner à la bergerie.

.oOo.

Hekar était un vaste village. Les maisons branlantes à colombages, faites de chaumes, de bois et de torchis, étaient nombreuses, mais toujours très basses ; rares étaient celles qui bénéficiaient d'un étage autre qu'un minuscule grenier sous les toits pentus. A cause de la bancalité des fondations, les anciennes générations se bordèrent à construire des extensions : de petites granges vermoulues ou des chambres supplémentaires, parfois reléguées à d'autres effets au fil des décennies. Certaines bâtisses voisines avaient fusionné avec les familles et formaient à présent des blocs originaux pourvu de petits patios, parfois condamnés et transformés en mare, en compostage par la succession des saisons, ou en repère à moineaux, pinsons et merles noirs. Toutes ses constructions disgracieuses avaient fini par étrécir les rues, et l'on pataugeait à présent dans un réseau d'artères sinueuses et fangeuses. Ainsi donc, le cœur du village ressemblait par accident à un véritable labyrinthe. Seule une avenue tortueuse appelée le "Chemin", comme s'il s'agissait de l'unique voie reconnaissable dans cette forêt de masures imbriquées, fendait le patelin en un profond couloir et joignait la plaine succédant au Bois Noir avec le reste du pays. L'agora, elle, se situait quelque part sur le Chemin, devant l'auberge et les commerces populaires, que concurrençaient quelques étales mobiles aux roues crottés. Bien que fréquenté, l'endroit n'avait pas les dimensions respectables d'une esplanade, et on s'y marchait sur les pieds.

Près de ce centre actif s'amoncelaient les contadins les plus aisés. Les meilleures échoppes longeaient toute l'avenue tandis que de plus discrètes se perdaient dans le dédale des habitations. Du côté du pays se situaient les demeures d'anciens clans, dont celle des Ev'Meronn, héritiers du rang de Chef d'Hékar. On pouvait également y trouver le taudis de la guérisseuse, le Siège de la Doyenne, et plus excentré encore, l'autel de Frevar où s'unissent les jeunes gens, la fosse commune et le bosquet Varenneux. Enfin, s'entassaient les familles et les fermes les plus pauvres du côté de la lande. Ainsi vivaient les frontaliers de l'ouest : agglutinés sur un large périmètre et coiffant une colline sous la caresse du vent.

Lorsque Ran et Elke arrivèrent en vue des premières masures, pointues, noiraudes et fumantes, ils bifurquèrent et menèrent leur troupeau sur le versant nord du village. Parmi les fermes érigées aux abords se trouvait une bergerie qui tombait petit à petit en décrépitude et entraînait dans sa corruption vermoulu une étable qui lui était imbriquée. Sur chacun de ses flancs était cloisonné le reste du bétail : vaches, chèvres, poules et porcs. S'y trouvait même une petite écurie d'où l'on entendait renacler quelques bidets. Face à ces bâtisses se déployait un sol remué par le piétinement des animaux, puis de loin en loin, un tapis de verdure plongeant, un creux, puis une houle céladon, des crêtes grises à l'âpreté mordante qui pâlissait dans l'atmosphère distante.

Ouvrant le portail de l'enclos, Ran permit à Elke et à Ork d'y faire entrer une vague de moutons paniqués. Une fois le parc à bétail refermé derrière les ovins, un sifflement interpella le chien qui s'élança avec joie vers le vieux maître qui le sommait. Ce dernier salua les deux amis d'un signe de la main et ils lui rendirent en imitant son silence.

— Je l'aime beaucoup, ce vieux, fit Ran lorsqu'ils furent seuls. Aucune parole inutile. » Elke acquiesça, le regard fixé sur le dos de leur aîné qui s'éloignait. « Pas comme toi. »

La Légende de Doigts GelésWhere stories live. Discover now