Ils iront tous à la morgue

Depuis le début
                                    

PARCE QU'IL GROUILLENT ! Ils piétinent ! Il y en a TROP. Trop, trop, TROP ! Trop de bouches, trop d'yeux. Ça continue. Ils ne veulent pas s'arrêter. Ils ne veulent pas le laisser tout seul. Seul dans la ville. DANS LE SILENCE. Avec les mouches, les vers. Il n'y aurait plus jamais de fêtes. Plus d'enseignes lumineuses, plus d'existences à raconter. Ce serait calme. Ce serait bien.

Lundi 13 janvier

Le voisin est encore passé en courant devant moi. Je sais qu'il a appelé la police hier parce que je faisais trop de bruit. Je sais qu'il ne m'aime pas. Ou qu'il à peur. Oui. Certainement. Il s'attend à ce que je vienne le frapper un jour avec un couteau. Un grand couteau de boucher tout effilé, encore plein de sang de porc. Alors, si je fais un peu de bruit, il appelle. C'est stupide. Il me contrarie. Je devrais le tuer. Mais pourquoi lui ? Pourquoi pas un autre ? Et la personne au téléphone du bus ? Et l'enfant qui braillait ? Et tous ceux qui se moquent de moi, quand je sors, que je suis seul, et laid, et mal habillé ? Pourquoi lui ? Ce serait trop difficile de commencer. Il y aurait d'autres noms, des centaines, des milliers. On ne me laissera jamais aller au bout. Ils sauront tout de suite que c'est moi. Ils ne me laisseront pas finir. Ça n'aurait pas de sens de tuer le voisin. Que s'imagine-t-il donc ? Je ne suis pas idiot et ce n'est pas le plus grand indésirable de Mon Monde. Je ne le tuerai pas.

Mardi 14 janvier

TOUS ! TOUS ! Toustoustous et encore tous.

Pas un. Pas deux. Pas trois. Ni cent. Mais des milliers. Millions. Milliards ? Il les tuera tous. Pour respirer. De l'AIR, un air unique, dans lequel personne d'autre ne soufflera.

Il n'a PAS besoin d'eux. [La suite des pages contient une succession de gribouillis excédés où l'ont peut deviner des têtes coupées, des figures de pendus, des poignards et, supposer que chaque forme noire repassée à l'usure par le stylo à bille représente une tâche de sang.]

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- Un égarement, précisa Grégoire lorsque le médecin tomba sur ses chefs d'œuvres.

Elle releva les yeux. En renouant avec le papier, il lui avait semblé qu'elle maîtrisait à nouveau la situation. Garder le silence, attendre que le patient éprouve le besoin de se livrer, avant de poser les questions, était un bon moyen de savoir où se trouvaient ses failles. Mais il n'avait pas l'air réellement gêné. Après ses bouffonneries, sont humeur était parfaitement maîtrisée. Il alternait ainsi folie pure et une lucidité macabre, qui le rendait, tout au plus, apte à communiquer.

- Vous avez certainement constaté les inégalités de style. Elles sont visibles dès les premières pages n'est-ce pas, avec ce caprice de la troisième personne pour désigner une sorte d'autre moi. J'imagine qu'il ne vous est pas passé par la tête que je le faisais exprès...

- Je crains que ce postulat ne jouera pas plus en votre faveur monsieur, répondit-elle froidement.

- Sans doute... - Il donna l'impression de réfléchir profondément, et ajouta en ouvrant de grands yeux : - A dire vrai, je ne sais pas très bien si c'est un effet volontaire ou non. Quand je suis angoissé, la bête s'exprime... Mais elle ne fait que des dessins vous voyez, aucun crimes sanglant à déplorer dans la réalité.

- Vous ne m'avez pas l'air d'une personne prête à passer à l'acte en effet.

Elle avait voulu le mettre en confiance. En réalité, elle n'était plus sûre de rien. Il représentait un danger certain, mais elle ne le voyait pas s'attaquer à elle, ni à personne d'autre. Elle l'associait à autre chose. Lui parler en huis-clos était presque comme dormir avec un rat crevé, les poils gris hérissés par la maladie, sous son oreiller.

Ils iront tous à la morgueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant