Suprêmes interdits

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Aurélien, de nos jours, à Pierrepont.

Le soleil se couche à l'horizon et je regarde ses rayons embraser les feuillages du parc. Je tente de maîtriser le mélange de fureur, de haine et de désespoir qui me submerge. Je ne plaide plus, je ne me rends plus à Bruxelles pour siéger à l'assemblée, je ne vis que de mes allers-retours entre le château et l'hôpital. La seule chose positive qui me tient encore à flot, ce sont les travaux que j'ai entrepris sur la demeure familiale. Mon père n'y est pas très favorable, mais il ne dit rien. Il sait que c'est vital : je dois garder l'espoir d'un avenir pour pouvoir contrarier le passé. Je ne veux pas m'aider d'autre chose que de la raison et de la motivation qui m'habitent. Je refuse de m'abrutir en ayant recours à des médicaments qui pourraient interférer avec mes aptitudes, même si je sais que je bois trop et que ce n'est pas beaucoup mieux. Je devrais essayer de rester sobre et compter sur ma détermination. S'il y a une solution pour arranger les choses, c'est à moi de la trouver.

Depuis des mois, je paie le prix des remords et endure la douleur de regarder Sacha, la femme que j'aime, soumise à un sommeil énigmatique et sans fin, telle une prison transparente. Il est possible de l'aider, je le sais. Au fond de mon esprit, reste ancrée cette certitude. Après tout, je suis messager, j'ai la capacité de détacher mon âme pour passer les portes de l'entre-monde afin d'accéder à l'au-delà. Mon rôle est de recevoir le message des défunts pour le relayer aux vivants. Ce devoir qui m'écrase aujourd'hui m'apparaît comme une mission maudite à laquelle chaque génération est confrontée chez nous. Une malédiction qui nous empêche de construire une vie familiale ordinaire et nous prive de ceux que nous aimons.

Pourtant, Sacha semblait échapper au sort. Sa mère biologique, Julie, avait lutté de toutes ses forces pour parvenir à vivre une étreinte charnelle dans le présent avec un homme qui n'appartient pas à notre ère, un mélange entre divination, possession et détachement. Une fois enceinte, l'enfant pouvait acquérir une particularité qui la protégerait : le don d'équilibre. Car on ne peut vivre heureux en amour dans le présent quand on a le devoir de relayer les acquis du passé. Seuls ceux qui sont la concrétisation de l'union des deux unités temporelles le peuvent. Du moins, c'est ce que nous pensions.

En tant que messagers, pour des raisons qui nous échappent et sont gravées dans notre culture, aucun livre ne relate notre histoire. Tout est une affaire de tradition orale relayée de génération en génération par devoir de mémoire. Depuis quelques décennies, sous la houlette d'une poignée de décisionnaires dont mon père fait partie, nous tentons de nous regrouper. Mieux se connaître, partager nos expériences, trouver des solutions à nos problèmes sans nous dévoiler aux yeux de la société est notre but. Les « élus » sont si seuls !

Je contemple le décor du petit salon où je me suis enfermé sous le regard bienveillant d'Athénaïs. Le portrait de notre ancêtre trône au-dessus de la cheminée, son expression douce illumine le tableau dont le fond sombre met en valeur la carnation pâle et délicate de la jeune femme. Elle est le lien qui m'unit à Sacha. Depuis qu'elle s'est approprié la croix d'argent de mon ancêtre, elle est en mesure de pratiquer l'incarnation et son esprit fait corps avec celui de l'aïeule aux iris céruléens. Un bout de ciel qui s'est obscurci ce jour de septembre 1870, quand les Prussiens en campagne ont fait irruption au château et abattu la jeune femme.

Un drame dont nous ne connaissions pas les détails, jusqu'à ce que Sacha décide d'aller au bout de ses investigations pour entendre ce qu'elle pensait être le message d'Athénaïs, tenu secret pour d'obscures raisons. Ce jour-là, Sacha, dont l'esprit était incarné en Athénaïs, a dû subir la mort de celle-ci. J'aurais dû être présent, mais je n'ai pas réussi à la rejoindre à temps. Je ne suis pas une âme libre comme elle : si moi aussi je peux m'incarner, en revanche, j'ai besoin d'un vecteur pour passer de l'autre côté. Il me faut des écrits, une feuille noircie de la main de l'intéressé, tandis qu'elle peut s'en dispenser et même sauter d'une strate temporelle à l'autre. Penser que je serais assez fort pour la soutenir dans son projet était une pure folie.

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⏰ Dernière mise à jour : Nov 19, 2018 ⏰

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Âmes captives tome 2 Les Devins (Sous contrat aux éditions Plumes du Web)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant