Entretien

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12 décembre 2014

Une pluie fine et glacée, une de celles qui vous gèlent jusqu'à l'os si vous avez la malchance de vous retrouver dehors, arrose Portland depuis des jours. Il y a de la brume partout, il fait sombre et froid. Un temps à rester couché. J'ai hâte que la journée se termine pour pouvoir apprécier une soirée tranquille avec une bonne bière devant la télé. Avant ça, j'ai encore un entretien à faire passer. Le cabinet d'avocats d'affaires pour lequel je travaille, qui est accessoirement l'empire bâti par ma mère, recrute un nouvel associé censé travailler en étroite collaboration avec moi. Comme je suis du genre à être ridiculement exigeant, le département des ressources humaines a préféré me laisser conduire les entretiens moi-même. J'ai déjà reçu sept des huit candidats à qui on a gracieusement proposé un entretien. Tous étaient des gamins arrogants que je renverrais volontiers à la fac à cause les conneries qu'ils m'ont débité. J'ai besoin de quelqu'un d'opérationnel, pas de quelqu'un qui me fera rouler des yeux à longueur de journée.

D'ailleurs, la dernière candidate de la journée et seule femme du lot promet d'être un sacré numéro en matière de roulage des yeux. Sa lettre est peut-être impeccablement écrite, convaincante même, son parcours est pour le moins... atypique. Elle s'est lancée dans le droit tardivement après des errements en tant que commerciale, puis bibliothécaire dans un trou perdu du Wyoming que j'ai dû situer sur une carte pour m'assurer qu'elle ne l'avait pas inventé. Outre son expérience limitée en tant que juriste, elle n'a même pas son diplôme d'avocat. Pourquoi les RH ont décidé de me faire perdre mon temps de cette façon, je l'ignore. Sans doute leur manière un peu tordue de se venger de moi après que je leur ai fait réécrire la fiche de poste une bonne vingtaine de fois. De toute façon, je compte conclure l'interview en moins d'un quart d'heure.

Je suis encore planté devant les grandes baies vitrées de la salle de réunion, les mains dans les poches de mon pantalon avec Portland à mes pieds lorsque ma secrétaire fait entrer Caitlin Callaghan. Je pivote, et je suis sidéré sur place en la découvrant.

La jeune femme qui se tient face à moi n'a rien de la vagabonde un peu louche que j'ai imaginée en lisant son CV. Elle porte des escarpins aux talons vertigineux avec une robe couleur crème, qui moule son corps tout en courbes élégantes, et qui s'arrête juste un peu au-dessus de ses genoux. Des signes indéniables de son audace et de son assurance vu le temps qu'il fait. Sa chevelure rousse flamboyante tombe en cascades ondulées sur ses épaules. Je suis englouti par ses grands yeux vert émeraude, soulignés par du maquillage. L'aura qu'elle dégage est quasi féérique, en tout cas envoûtante. Et lorsque ses lèvres peintes en rouge framboise s'étirent en un sourire chaleureux et sincère, je bande. Mes narines frémissent d'agacement. Je déteste être à la merci d'une femme de cette façon, en particulier dans le cadre professionnel. Ça renforce ma détermination à écourter au maximum notre entrevue.

— Caitlin Callaghan, se présente-t-elle avec un accent irlandais prononcé. Je suis ravie de faire enfin votre connaissance, monsieur Evans.

— Je vous en prie, installez-vous, je dis contrit en désignant de la main le siège qui fait face au mien.

La grande table en verre ne m'a jamais parue si petite. J'ai l'impression que je peux tendre la main et toucher cette femme. Sans se départir de son sourire, elle s'assoit et sort un petit calepin et un stylo à bille de marque de son sac à main. Je me laisse tomber dans ma chaise en retenant un soupir. Avec mon érection, il me faut quelques secondes qui me paraissent des heures avant de trouver une position confortable. Pour me donner un peu de temps supplémentaire, je rassemble les documents devant moi et fais semblant d'étudier le CV que je connais déjà presque par cœur.

My Love for You [Sous contrat d'édition]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant