Vide-poches

Depuis le début
                                    

Puis la musique reprit et la jeune femme entama un ballet envoûtant, jouant avec le feu sur sa tête et attrapant les différents objets que lui lançait la fillette. Le spectacle était époustouflant. Tantôt, elle jonglait avec cinq lanières de cuir enflammées, les jetant et les rattrapant après moult saltos et pirouettes, tantôt elle se contorsionnait et se flagellait avec un martinet enflammé sans donner l'impression de ressentir la moindre douleur ni laisser paraître la moindre brûlure. Les spectateurs s'émerveillaient à mesure qu'elle faisait tournoyer ses instruments autour d'elle. Une corde laissa des traînées de gouttelettes ardentes et bleutées se déliter dans l'atmosphère. Et les couleurs chatoyaient, tandis qu'elle dansait, en osmose avec les sons baroques que jouaient deux jeunes gens dans l'ombre. Des griffes flamboyantes au bout des doigts, telle une reine des enfers, elle dessina des arabesques orangées dans le noir, domptant l'élément Feu tout en lui rendant hommage.

Puis vint le clou du spectacle. L'homme au fouet alluma un bûcher. L'assemblée recula de plusieurs pas, supportant difficilement la chaleur. Pourtant, Vide-Poches n'en eut pas conscience, lui n'avait pas bougé. Fasciné, il regarda la femme s'approcher du bûcher, s'y enfoncer et y rester, tête et bras levés vers le ciel. La foule poussa un cri d'horreur, certains s'évanouirent, d'autres se mirent à siffler et à applaudir à tout rompre. Alors, de la maîtresse du feu fusèrent des étincelles multicolores. Lorsqu'elle émergea des flammes, elle tenait à la main un bâton de foudre qui lançait mille feux d'artifices. Dans un ultime roulement de tambour, toute flamme s'éteignit et la déesse se statufia, attendant les offrandes. Une pluie de pièces d'or tomba à ses pieds. C'était terminé. La place se vidait déjà.

Le petit réalisa soudain qu'il venait de rater sa chance. La Brute allait le démonter s'il se présentait sans argent.

Alors, il resta là, hébété, les yeux brillants, la tête encore emplie de flammes, tandis que la nuit reprenait ses droits. De toute façon, il était perdu. La Brute attendait qu'il ramène de l'argent et il n'avait rien gagné, il n'avait pas assuré. Le spectacle en valait-il la chandelle ? Sans mauvais jeu de mot ?

« Que fais-tu là, gamin ? » demanda une voix qui sentait vaguement le charbon.

L'homme au fouet se tenait devant lui. La puissance émanait de lui plus sûrement que de toutes les Brutes de ce bas monde. La troupe avait remballé son matériel et fait place nette. Le chariot était prêt à partir. Les caisses étaient pleines, pas la peine de traîner plus longtemps dans les parages.

« Je...

— Cela t'a plu, n'est-ce pas ? Je t'ai bien observé petit, tu n'as pas froid aux yeux. Tu es le seul de la foule à ne pas avoir reculé lorsque Incandescente est entrée dans les flammes tout à l'heure. N'as-tu pas ressenti la chaleur ?

— Heu... Si, mais cela ne brûlait pas... Je crois. »

Vide-Poches observa machinalement ses avant-bras. Ils étaient intacts, oui, et c'était étrange, maintenant qu'il y pensait. Il s'était trouvé si près. Mais la femme non plus ne s'était pas brûlée.

« Je m'appelle Brasier, et toi ? »

Le gosse baissa les yeux et marmonna, honteux :

« Vide-Poches. »

L'homme le sonda un moment, puis il sourit comme pour lui-même et son regard se posa sur l'œil au beurre noir du gamin.

« Mais quel est le nom que t'as donné ta mère lorsque tu es sorti de ses entrailles ?

— Je... Je ne sais pas. Elle... Enfin... Je ne l'ai jamais connue.

— Je vois. Sais-tu que chez nous, les orphelins peuvent choisir eux-mêmes leur nom et leur destinée lorsque le moment est venu pour eux ?

— Non, je ne savais pas. En vérité, je ne sais pas qui vous êtes.

— Nous sommes ceux qui te donnent l'opportunité de changer de vie. »

L'enfant releva la tête les yeux brillants d'espoir.

« Vous m'emmèneriez avec vous ?

— Oui. Je perçois en toi le don du feu, c'est si rare que cela mérite que nous te donnions ta chance. Nous t'initierons, tu as déjà la souplesse et la dextérité. Ton surnom n'est pas anodin, je suis certain que tu dois être très bon dans ta spécialité. Mais tu devras laisser Vide-Poches ici. Pour nous tu seras...

— Braise ?

— J'avais pensé à Flammèche, mais va pour Braise, si cela te plaît. Maintenant, pressons. Si tu viens avec nous, il faut que nous soyons loin d'ici lorsque le soleil se lèvera. »

L'enfant sourit et jeta son béret en riant. Il ne laissait que ça derrière lui. La Brute pourrait toujours s'en servir comme vide-poche .

Août 2013

Crédit photos : Frédéric RUFFIN 

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