32 - Le Taichung

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Je ne me fais pas prier pour me terrer dans un coin discret du Taichung en attendant son départ. Jusqu'à la dernière minute, mes doigts restent crispés sur le tissu de mon pantalon : je m'attends à ce que d'une seconde à l'autre, Vinny apparaisse face à moi et me ramène de force au Reine Magd.

Mais il ne vient pas. Comment pourrait-il se douter que je me cache dans un recoin d'un autre vaisseau pour le fuir, alors qu'il est persuadé que les sentiments que Madeline éprouvait pour lui vont fleurir en moi d'un jour à l'autre ?

Finalement, je vois par un hublot s'éloigner Bolden-C. Mon évasion m'aura beaucoup angoissée, mais n'aura pas été très compliquée dans les faits.

Je ne sais pas trop quoi faire ni où aller, même si je voudrais me rendre utile dès maintenant pour ne pas que le capitaine regrette sa décision de m'avoir embarquée. Alors je reste dans le couloir dans lequel je me suis installée. De temps en temps, un membre d'équipage passe et me jette un regard intrigué. Mais tous ont l'air très occupés, et aucun ne prend le temps de s'arrêter pour m'adresser la parole. J'attends bien trois heures après le décollage avant que Derrick ne vienne me trouver : il m'explique qu'il était très pris par les manœuvres liées au départ. Il n'a d'ailleurs pas beaucoup de temps à me consacrer : je sens bien qu'il attend de moi que j'apprenne sur le tas le fonctionnement du vaisseau.

Il m'apprend que le Taichung est avant tout une usine mobile : il abrite une centrale thermique qui transforme le charbon, que l'on trouve en masse sur les planètes nouvellement découvertes, en électricité stockée dans de gigantesques batteries, avant d'être livrées aux bases spatiales. Ces dernières préfèrent ne pas assurer leur propre production : trop polluant, trop coûteux... Derrick commente :

"Officiellement, les vaisseaux comme le nôtre permettent "la mutualisation des questions énergétiques entre les différentes bases", comme disent les politicards. En réalité, c'est juste une manière d'envoyer le problème dans l'espace et de ne pas l'avoir sous les yeux..."

Le Taichung vient de livrer Bolden-C en électricité et d'embarquer un plein chargement de charbon ; sa mission est de le transformer avant son arrivée sur notre prochaine destination, Griffin-M. Le vaisseau livre ainsi six bases, chacune éloignée de deux mois de la précédente. Il lui faut donc un an pour effectuer un cycle complet. Un deuxième vaisseau accomplit le même parcours, afin d'éviter que les bases soient privées d'électricité en cas de défaillance de l'une ou l'autre des usines.

Derrick ne cherche pas à me cacher que je vais avoir à travailler dur sur le Taichung. Déboucher des conduits brûlants en étant asphyxiée par la suie va devenir mon quotidien. Je ne me plains pas. J'étais prête à fuir Vinny à n'importe quelles conditions. La poussière de charbon ne m'asphyxiera jamais autant qu'il projetait de le faire.

Sur le Taichung, pas de cryogénisation : l'usine nécessite une surveillance constante. Les hommes sont répartis en trois équipes, qui se succèdent au travail par roulements de huit heures. Huit autres sont affectées au sommeil. Le reste, aux tâches liées à la vie en communauté. Et aux loisirs, parfois, sur un coup de chance. Sur la soixantaine de membres que compte l'équipage, il n'y a que trois femmes en plus de moi : Derrick me laisse devant la cabine qu'elles partagent. Par la force des choses, je vais être affectée à la même équipe de travail qu'elles. Elles n'ont pas l'air ravies d'apprendre qu'elles vont devoir dégager à mon profit la quatrième couchette de leur petit domaine, qu'elles utilisaient allègrement depuis un certain temps déjà, à ce que je comprends, pour stocker des affaires. Mais après les protestations d'usage, elles se radoucissent, et l'une d'entre elles, après avoir jeté un regard moqueur aux vêtements légers et, à son goût, "raffinés", que j'ai amenés avec moi du Reine Magd, me cède l'une de ses combinaisons. Le bleu de travail est l'uniforme tacite sur le Taichung, pour les hommes comme pour les femmes. Ici, pas de vestes bien taillées et colorées comme Vinny et Emily en portaient...

Mon premier jour de travail est une catastrophe. Mes doigts délicats, qui n'ont jamais connu pire qu'une piqûre d'aiguille à broderie sur l'Exodus, sont brûlés et se couvrent de cloques. La suie s'incruste sous mes ongles. Au bout de deux heures, je ne supporte plus que mes cheveux me collent au cou à cause de la sueur et, de rage et d'agacement, je les coupe sauvagement sous les oreilles avec un couteau émoussé. Il n'y a pas de place pour la coquetterie, ici. Je comprends désormais ce que le capitaine et Derrick ont voulu me dire en suggérant que je n'étais pas taillée pour la vie à bord du Taichung, lorsque j'ai insisté pour qu'ils m'engagent. Je me rends compte qu'ils avaient raison. Quand je m'allonge enfin sur ma couchette, fourbue, je ne rêve que de notre arrivée à Griffin-M afin de me trouver un autre vaisseau.

Pourtant, je ne me plains à personne. J'ai ma fierté.

Et puis, au moins, ici, je suis libre. Vraiment libre, comme j'espérais l'être lorsque j'ai suivi Vinny et quitté l'Exodus. Sur le Taichung, personne ne s'intéresse à moi de manière excessive. J'attire l'indifférence de la plupart, la sympathie de certains. Je suis un membre d'équipage comme les autres, pas comme sur le Reine Magd où les attentions de Vinny à mon égard me séparaient du reste des pirates. De jour en jour, je sens même que des liens de camaraderie se nouent entre les matelots et moi.

Après le départ, ni Derrick, ni le capitaine, ni aucun des autres hommes ne se permet de plaisanterie du genre de celles qui m'ont été adressées lorsque j'ai demandé à rejoindre le Taichung. Je suis l'une des leurs, maintenant. Presque asexuée. Bien sûr, je remarque de temps en temps quelques regards sur moi, mais pas plus que sur les trois autres femmes de l'équipage. Et tout cela me va bien.

Ainsi, le travail est difficile, les conditions de vie sont rudes, mais l'un dans l'autre, je suis plutôt heureuse. J'ai trouvé ici ce que j'étais venue chercher : la tranquillité. Et même si je ne compte pas rester pour toujours à bord du Taichung, je suis soulagée de découvrir qu'il m'est possible de la trouver. Je commence enfin à me détendre.

Jusqu'à ce que, un mois après notre départ de Bolden-C, notre pilote nous annonce qu'un vaisseau nous poursuit.

Le Reine Magd.

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