Prologue : De l'ordonnance du monde

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Tu me demandes de raconter mon histoire. Si je te la raconte, sache que je me réveille d'une sombre nuit, interminable. Si je te la raconte, je ne saurai moi-même plus ce qui relève du rêve ou de la réalité car je l'ai vécue il y a si longtemps.

En me demandant cela, tu m'éveilles et me fais prendre conscience que depuis bien trop d'années je suis resté tapi dans un bleu absolu, le bleu d'un sommeil sans fin qui me laisserait croire que je suis en paix, moi qui n'ai jamais cessé d'être en guerre.

J'ai vécu un monde et désormais j'en consume un nouveau.

Ce monde, je l'ai vu naître. J'ai vu sa décadence, sa fin, sa renaissance.

J'ai rencontré des peuples extraordinaires. J'ai observé leurs moeurs, leur évolution; j'ai vu s'éteindre les plus belles espèces et j'ai vu naître l'Homme. J'ai combattu ardemment aux côtés des plus grands d'entre eux.

C'est le récit d'une colère que je vais commencé. Je vais chanter la colère des hommes qui mène trop furtivement à des guerres monstrueuses et qui ne s'apaise que lorsque l'on décide soi-même de l'arrêter. Apporte-moi mon bouclier. Je ne sais plus où je l'ai posé.

Splendide création, n'est-ce pas? Fabriqué par deux vieux amis disparus. Tu ne regardes même pas, regarde mieux... Beau blindage feuilleté, on pourrait encore s'en servir, j'en suis certain. Circulaire avec quatre pôles sculpté. Chacun représente l'élément dont il est le maître. Au nord, une tempête pour représenter l'Air, à l'est une flamme pour le Feu, à l'ouest un arbre pour la Terre et enfin au sud, une vague qui symbolise l'Eau. Au centre, mes deux amis y ont sculpté une bataille, des lions en armure qui se tiennent debout comme des hommes et qui arrachent la gueule d'un loup géant. Les hommes se battent les uns contre les autres et à l'écart, une femme couchée sur le sol est recouverte d'une peau de fauve. Elle dort, profondément. C'était mon monde et il l'est encore d'une certaine manière. Il n'avait rien de semblable au tien.

Hélas, les êtres se lèvent et tombent, d'autres civilisations se relèvent puis disparaissent à leur tour. Et nous sommes en droit de nous demander pourquoi ce besoin de création, pourquoi ce désir de laisser sa trace partout où l'on passe, cela même sur une arme de défense servant à parer les jets et les coups qui peuvent mener si furtivement à une mort certaine?

Je sens ton silence. Les histoires se chantent souvent, n'est-ce pas? Alors, je vais te narrer ce que j'entendais de la bouche de mes confrères à une époque révolue.

Le temps passe, il est notre seul maître : il vole et nous échappe. Et une ancienne ère fuit, galopant loin des terres, elle cavale sur ses chevaux d'ombres et de fumée. J'entends encore dans mes rêves leurs sabots qui battent en retraite: leurs pas sont lourds et leur souffle fragile. Ils revêtent une longue escale honteuse et grave. Au-delà de l'existence sordide des êtres, de leur passage sur terre, encore une fois je veux raconter comment l'airain brilla de nombreuses fois au-delà des mers; combien de fois le fer heurta le fer, mais aussi combien de fois il heurta des corps et des coeurs délicats. Je veux raconter comment la colère des hommes les mena à la destruction mais aussi au plus grand des saluts.

En l'an 3214, les Anciens se rencontrèrent. En l'an 3214, les Anciens connurent un évènement qui les obligea à se rapprocher les uns des autres. Ils venaient de vivre un phénomène extraordinaire. Chacun d'eux, sur leur propre terre, avait vu poindre ce qu'ils appelèrent des orbes célestes, semblables à des sphères d'énergie. Tous leur consacrèrent des autels, des cultes, ils se mirent à les adorer si bien qu'ils établirent leurs mœurs et leurs coutumes en vue de leur rendre au mieux hommage et honneur.

Les Mânes, créatures pacifistes et soumises à l'entité de la Nature furent les premiers à voir émerger leur orbe. Ce jour-là, leurs crinières claires et royales luttèrent contre le vent glacial. Ils entourèrent l'énergie opalescente apparue un matin de printemps où tout était encore gelé. Leur chef la saisit légèrement, puis il la porta vers les cieux avec force et puissance. Lui et les siens entreprirent alors de la cacher dans leur royaume de glace, là où seuls ces fauves terrifiants pouvaient survivre. Les Mânes aux cœurs pures devinrent alors les Maîtres de l'Air.

Quelques mois plus tard, durant la période la plus chaude de l'année, ce fut au tour des Hommes de voir apparaître un orbe. Un après-midi, alors que des esclaves travaillaient durement la terre, une intense énergie en remonta, aussi brune que l'humus. Un instant plus tard, les hommes se désignèrent Maîtres de la Terre. Ils apprirent l'art de la cultiver et ils souhaitèrent lui rendre grâce en projetant d'élever celui-ci le plus haut dans le ciel, au milieu des Jardins Suspendus alors érigés en son honneur.

Dès lors, quand les feuilles changèrent de couleur, lors de la saison des récoltes et des fruits, ce fut un vieillard nain qui dans son verger, alors qu'il ramassait des coings vit plus loin scintiller une ardente flamme. Comme elle avait causé une immense fente dans sa propriété, il s'en inquiéta et très vite, dix, cent, puis mille nains mis en rogne de ne voir aucun signe divin n'apparaître chez eux, furent fiers de se qualifier les Maîtres du Feu. Comme ils considéraient que l'énergie était remontée des tréfonds de la terre, ils se mirent en tête de creuser des souterrains où la cacher. Ils pensèrent qu'ainsi, en la rapprochant de son lieu d'origine, elle continuerait à leur octroyer toute son ardeur.

Enfin, quand les jours raccourcirent et quand les journées se firent les plus froides de l'année, les Tarorynes célèbres pour leur endurante patience virent à leur tour luire une sphère brillante; émanant de l'onde profonde. Belliqueux et indomptables, les sauvages guerriers jugèrent qu'il semblait bon de confier l'orbe à leur reine seule afin qu'elle la dissimule quelque part, dans les profondeurs de leur ruche. Les Tarorynes se baptisèrent les Maîtres de l'Eau.

La piété et l'estime régnaient dans l'âme de chaque peuple alors souverain d'un élément qui lui avait été destiné. Les orbes étaient apparus dans des lieux précis. C'est ainsi qu'elles devaient pour toujours y rester car elles maintenaient l'équilibre du monde. Pas même le plus grand des fous n'auraient eu l'idée inconcevable de les déplacer.

Mais tôt ou tard, les choses durent changer. Certains n'eurent plus le sentiment d'appartenir à leur communauté et ce fut le début d'une nouvelle ère.

Les Mânes aux cœurs pures restèrent unis les uns envers les autres. Il en fut de même pour les Nains fiers et travailleurs ainsi que pour les Tarorynes loyaux et ordonnés. Mais l'Homme, simple enveloppe mortelle, en quête de gloire perpétuelle définit pour toutes les ères à venir le commun comportement de sa race.

Les plus courageux d'entre eux, les Hyperboréens, quittèrent les terres des hommes pour vivre à l'écart sur les terres gelées où les Mânes, souverains de l'Air jurèrent de les protéger. Les autres hommes continuèrent de se déchirer dans la haine et dans le mépris.

C'est ainsi que je vais te chanter l'hybris des hommes qui entraîna une ère périlleuse...une période de deuil.

Les Temps obscuresWhere stories live. Discover now