Segment 17 : la menace

4 0 0
                                    

Il y en aurait d'autres. D'autres bars. Bien d'autres. Je n'avais pas le choix. Je m'y arrêtais, toujours et nulle part ailleurs. J'écumais les comptoirs visqueux du grand bordel. Je m'affalais. Je sirotais. Les misères rampaient dans mon dos, impatientes de victoires certaines, les murmures caressaient l'obscurité, quelques éclats jaillissaient au milieu des silences sourds, mes semblables autour, je savais, je ne regardais pas mais je savais, même sans les entendre, même alors, leur présence, ils étaient là comme moi. Mais je restais seul. C'est ainsi, entre les tables et les chaises, qu'elle revint, prenant place à mes côtés. Elle fit un mouvement parfumé et cela suffit, j'avais déjà peur. Il n'y eut aucune introduction.

- Vous avez tout vu.

Jamais elle n'envisagea que je pusse répondre autrement que par l'affirmative.

- Mais absolument tout ?

Elle toucha mon bras. Pas fort. Le gars du bar rôdait dans les parages, vaquant à ses tâches, plus de la même manière qu'auparavant. Il la fixa.

- Comment aurait-il pu en être autrement, n'est-ce pas ?

Je ne réagis pas à ses paroles insidieuses. Elle insista, en s'excusant.

- Excusez-moi d'insister, mais je suis persuadée que vous n'avez rien loupé.

- Merde ! Que voulez-vous dire ? Vous êtes qui d'abord ?

- Qui ? Je suis celle que je suis.

- Mais je...

- Et vous ?

- Quoi moi ?

- N'êtes-vous pas celui que vous êtes, vous aussi ?

- Ok, où voulez-vous donc en venir ? C'est quoi ces salades ?

- Ce ne sont pas des salades, pauvre type. C'est exactement ce que tu as vu, et ce n'est pas n'importe quoi, tu le sais et moi je t'ai vu le voir alors tu vas la boucler, règle numéro un. Et pas de jugement, règle numéro deux. Pas de jugement sur ce qui est, pas de jugement sur ce qui n'est pas. Est-ce à toi de juger ? Veux-tu me juger ? Voilà qui serait bien apaisant, qui te viderait la conscience, parfait, mais tu ne peux pas, proscrit, pas le temps, nous devons continuer, tout cela ne nous appartient pas, nous n'avons pas le contrôle, tu me suis ?

Elle marqua un arrêt. Entretemps les autres discutaient comme si de rien n'était (ignorant le sang). Et le meurtre se dorait dans l'impunité, se prélassait dans les brumes protectrices de ses créateurs, le meurtre qui sans l'humanité ne peut se sustenter, ni même naître, parce que les animaux n'assassinent pas et que les hommes, pour ça, c'est bien. Elle reprit un ton courtois.

- Allons, vous savez très bien qui je suis. Je vous pose à nouveau la question, j'ai besoin d'une confirmation : avez-vous vu ce qu'il s'est passé sur cette route ? C'est important. Rappelez-vous, je vous en prie, il pleuvait. Une averse pleine et puissante. Il n'a pas plu souvent ces dernières semaines.

- Ecoutez... Oui, écoutez-moi, il n'a pas plu beaucoup dernièrement, c'est vrai, peut-être, mais c'est tout. C'est tout ce que j'admets, tout ce que je reconnais. Pour le reste, je ne vois pas où vous voulez en venir. Je préfère qu'on me laisse en paix, je ne demande rien ni personne pour le voyage que je désire accomplir.

- Ça, je n'en suis pas si sûre.

- Personne ! Et si vous continuez à m'emmerder, je vous fais jeter dehors.

- Appelez donc la police.

- C'est une idée, effectivement.

- Vous n'auriez plus grand chose à leur raconter. Ils en savent déjà beaucoup sur votre compte, sachez-le.

- Pardon ?

- Oui, ils m'ont étonnée, ces policiers mexicains. Je ne les aurais jamais crus aussi zélés, ils ont tout fait pour m'aider.

- Comment ça ?

- Vous pensez bien, une Américaine en détresse, un mari flingué. Vous êtes au courant pour mon mari, n'est-ce pas ? Ils ont eu une étrange pitié virile pour moi, ces jeunes flics. Je n'avais jamais connu cela, très excitant, je vous assure, vous avez l'air sceptique, ce ...

- Je me fous pas mal de vos conneries !

- Vous ne devriez pas. Pas du tout.

- Je n'ai rien à voir là-dedans. Et je n'ai rien vu, rien, vous m'entendez ?

- Je suis désolée, mais vous n'êtes plus crédible : ils ont tout relevé, tout noté, consciencieusement. Les traces d'une seconde voiture, qui a fait demi-tour señora mía, ont-ils précisé et vous remarquerez, s'il vous plaît, la charge sémantique du mía. Oh, ils baragouinaient quelques mots d'anglais, heureusement pour nous tous. Et vos empreintes, dans la boue, ça, ça les a captivés... Bien entendu, histoire de leur faciliter la tâche, je leur ai aussi fourni une description du suspect, loin d'être parfaite, ne m'en veuillez pas, je vous connais si peu en somme. Je ne vous avais jamais vu de près. Vous savez, les visages...Surtout dans la pluie, sans oublier l'émotion de l'instant, les circonstances pénibles...

Je lui fis front.

-Vous êtes folle, ma pauvre ! Définitivement !

Une jolie blancheur coulait sur la peau lisse de son visage. Elle était belle et douce. Et radieuse. Elle vivait de grands moments. Moi aussi, mais autrement.

- Evidemment, en cas de complication, je n'aurais aucune difficulté à trouver quelque témoin de votre passage aux mêmes endroits que nous. Je n'aurais qu'à dire à la police que cela m'est subitement revenu, qu'il me semblait bien vous avoir déjà aperçu quelque part avant ce jour maudit, n'importe où mais quelque part où nous étions, vous et moi, et mon pitoyable mari. Surtout mon mari. Sans lui, notre belle aventure n'aurait aucune chance d'être, j'espère que vous réalisez cela et que comme moi vous ne l'oublierez jamais. Je pense que nous lui devons cette reconnaissance. Il est pour nous mort dans la merde. Ce fut sa gloire.

- Ce n'est pas possible ! Vous êtes cinglée, complètement timbrée ! Que vous ai-je fait ? Je ne vous ai rien fait ! Je n'ai rien fait du tout !

Des clients commençaient à nous observer.

- Vous n'auriez jamais dû nous suivre. Vous vous êtes perdu. Mais vous m'avez en tout cas donné énormément de courage. Il m'en a fallu. Mon mari aussi vous appréciait. Il vous comprenait, je crois.

- Vous ne pouvez pas. Je n'ai fait aucun mal, je n'ai rien demandé. Je n'avais aucune intention, je voulais seulement me rendre compte si ailleurs, la vie... Si la vie... Je voulais simplement voir du pays et des gens.

- Disons que vous avez trop vu. Pas tout, mais trop. Nos vies dérisoires ne sont qu'une infime partie de l'existence, mais elles nous donnent cette illusion d'être tout et deviennent parfois trop. Nos vies enflent démesurément.

Elle se leva. Plusieurs têtes se tournèrent dans notre direction.

- J'espère que vous en avez profité. Vous n'êtes pas sans savoir que tout cela coûte. Cher. Très cher. Au revoir ?

- Attendez ! Je ne dirai rien. Je m'en tape, vous pouvez vraiment m'oublier. Oui, vous pouvez ! Oubliez-moi !

-Vous oublier ? Non. Hors de question. Ce sont des choses inoubliables. Vous êtes essentiel. Vous l'êtes devenu.

Elle m'adressa un clin d'œil puis sortit précipitamment, n'abandonnant qu'un effluve de femme écrasante. Des hommes ricanèrent. Il y eut ensuite des instants étranges sans rien dedans. Le serveur se planta face à moi, de l'autre côté de son comptoir. Il avait l'habitude de traiter les malheurs et les déchéances, par l'expérience des larmes essuyées dans la bière et les bavures. On lui avait tout dit, comme à un frère passager, il collectait précieusement les confidences arrosées, et sur la souffrance compilée des autres, il avait fini par édifier de grandes philosophies qu'il croyait personnelles.

- Pas faciles, les gonzesses, hein ? me glissa-t-il, préoccupé, avec en main un drôle de machin chromé.

J'eus pour lui un faible sourire.

- C'est quoi ce truc ?

Il m'expliqua alors fièrement qu'il n'y en avait pas deux semblables dans toute la contrée.


Rio SangreWhere stories live. Discover now