Segment 15 : le meurtre

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Il pleuvait. J'avais oublié qu'existait la pluie. Il pleuvait d'une pluie chaude qui sentait la terre mouillée par la pluie. Elle tombait sur la terre chaude et la poussière devenait boue gluante. Quand il y eut assez d'eau pour noyer la boue, des torrents jaillirent de nulle part, nerveux, puis des rivières brunes naquirent, charriant les déchets arrachés dans leurs courants déments. L'eau travaillait, efficace, consciencieuse, vigoureuse. C'était un nouveau pays que le sort créait là et le passé en était lavé. Une énième chance. Les paysans blottis frissonnaient sur leurs îles de fortune, subissant ce que déciderait le ciel, priant les vierges. En vain : c'était gravé, il n'y aurait aucune faveur. Des divinités bradées. Alors, ils regardaient passer dans la fureur des flots les troncs mutilés et se disaient qu'ils avaient encore une foutue veine, que cela cesserait, que c'était inévitable, que tel était le cours du destin, faire et défaire, prendre pour rendre et donner pour reprendre, et qu'à bien y penser, mais il fallait s'octroyer la peine d'y penser n'est-ce pas, le cours du destin était de suivre son cours et qu'à part ça tout allait bien tant que rien n'allait plus mal.

Les deux autres n'en avaient rien à glander. Ils roulaient devant, rincés dans leur voiture découverte. Elle conduisait. La pluie ruisselait sur leurs peaux, les vêtements aussi, les os, tout, et ils se coulaient dans la déliquescence ambiante. Ils ne parlaient pas. Il y avait longtemps qu'ils ne parlaient plus, d'un silence encombré de mots tus. Lui s'accrochait. Il l'aimait toujours, pas d'explications, seulement l'amour immense. C'était elle, son cœur. Sa passion s'était éteinte. Lentement. Elle avait vu s'amplifier l'indifférence, l'avait permis. Puis pire, puis le pire. Pourtant, pour la première fois depuis une éternité, elle l'observa, les cheveux plaqués, le visage émacié qu'elle sembla découvrir, même si ce n'était pas vraiment vrai, ce visage plein de ce qu'elle n'avait plus, ce visage qui lui faisait honte d'être ce qu'elle était devenue malgré elle, qui lui rappelait ce qu'ils avaient été ensemble et qu'elle avait laissé périr.

Il posa sa main sur sa jambe nue et lisse. Elle stoppa la voiture. Dans la pluie forte.

Je fonçais. Je n'avais en tête que la frontière, la frontière obsédante, comme un tube dans le crâne. Je repassais par les mêmes villes qu'à l'aller mais hasta la vista et pied au plancher, sans plus aucune énergie pour les poufiasses touristiques ni de temps pour les mariachis de seconde zone. Me tirer sans lézard. Dans mon rétroviseur, rien à signaler, sauf le sillage de mes propres traces. Mais je ne devais pas m'assoupir. J'avais déjà commis au moins une erreur monumentale. J'aurais dû prévoir, anticiper, m'écarter, m'éclipser, me faire évanescence. À se cloîtrer ainsi dans les motels, tous les soirs pareils, seuls, aucun contact, et ce mari, ses airs d'oiseau blessé dans une cour fermée... Ah, j'avais beau aligner les miles à présent, j'étais lié à cette histoire, que je le veuille ou non, et rouler n'était pas pour me sauver, je restais salement joignable, la route ne me protégeait pas, au contraire, je le sentais, que la route était le lien. Ce qui m'aurait convenu, c'était un coin éloigné, une sorte de pays délaissé où je puisse m'égarer, des solitudes glacées, un froid purificateur. Le Canada par exemple, une vie simple, coureur des bois, placer mes pièges, dormir avec les loups, marcher trois jours pour acheter au village de la ficelle... La nature... Mais du Canada, je demeurais à bonne distance. Aucune verdeur réjouissante. L'angoisse. Écrasé d'espace.

Une surprise, lui avait-elle annoncé. Tu parles d'une surprise ! Un voyage grandiose. Je n'avais pas pu me retenir, non je n'avais pas pu, mais je sais que vous savez. J'avais attendu qu'elle parte, elle n'était pas pressée puisque tout était fini. J'étais allé voir, il était là, dans la vase du fossé. Un cadavre mouillé, sans aucun égard. J'avais souffert pour lui. Je l'avais retourné malgré les éclaboussures que cela projetait. Il avait gardé sa belle gueule, première chance, car la mort est parfois sans pitié, mais pas pour lui. Il paraissait soulagé, il avait eu droit à son apothéose. Car son bonheur, c'était de lui avoir offert sa vie dans une pluie mexicaine. Cet homme qui m'avait raconté son espoir et son amour pour elle, j'avais deviné son amour pour elle, étendu sans vie à mes pieds. C'était reparti ! Il y avait longtemps, longtemps avant cela, une femme s'était enfuie mais je l'avais retrouvée. J'avais roulé trois jours et trois nuits pour la retrouver. Mais je l'avais retrouvée. Et j'avais pressé la détente. Pour qu'à tout jamais elle reste dans moi. Comment oublierais-je son petit corps vidé sur la route ? Le corps de ma compagne sur cette route européenne. Alors, près de ce type assassiné, je m'étais écroulé, à genoux, désaccordé. Dans cette fange barbotait mon existence condamnée. Tout ce que je ne voulais plus.

Face à la mort et l'amour qui s'aimaient.


Rio SangreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant