Partie 22

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Un soir, il parvint enfin à intercepter Felicity au moment où elle s'apprêtait à regagner l'aile nord.

« Tu n'en as pas marre de te plonger dans la prose de grand-père ? lui demanda-t-il, blagueur.

— Pas du tout, c'est passionnant et bien écrit. Ça me change de la daube que je suis obligée de publier pour maintenir ma Maison à flots. »

Eddy saisit la balle au bond. « Qui sait ? Un jour, tu pourras peut-être publier des livres de ton goût.

— Mon vœu le plus cher.

— En attendant, je te propose de te faire découvrir le coin le plus romantique du parc. »

Il avait longuement réfléchi à l'endroit le plus adapté à une demande en mariage. En général, ce genre d'affaire se concluait dans la bibliothèque. Le capitaine Merinvale en avait usé ainsi avec Lydia Lyme. Son grand-père le lui avait raconté. Les jeunes gens étaient très amoureux. Eddy n'était pas dans le même état d'esprit. Pour lui, la conquête de Felicity s'apparentait à réussir un coup en bourse. Il s'était souvenu du petit bois aux jacinthes où, enfant, il se construisait des cabanes. Assez paumé pour ne pas craindre les intrus.

« À moi ? s'étonna Felicity.

— Oui, pourquoi pas ?

— Eh bien ! D'accord. Le quatrième chapitre attendra. Le temps de prendre une petite laine et des chaussures plus adaptées... »

Elle était revenue, les épaules drapées dans une sorte d'étole, les pieds chaussés de sandales plates. Elle sera parfaite dans son rôle, se dit Eddy froidement. Il l'avait étudiée ce soir au dîner et en était arrivée à la conclusion qu'elle était la maîtresse de maison idéale pour Lyme Hall.

La nuit n'était pas encore tombée, mais au fur et à mesure qu'ils s'enfoncèrent dans la partie boisée, l'ombre devint plus dense. Eddy ne prononçait pas un mot, il peaufinait sa stratégie. Felicity aussi restait silencieuse. Tant mieux, il ne se sentait pas capable de supporter des bavardages intempestifs.

En cette saison, le petit bois aux jacinthes portait mal son nom, mais la mousse tapissant le sol lui conservait tout son charme. Felicity commenta.

« Tu avais raison, l'endroit est ravissant. Tu ne l'as pas choisi par hasard, je suppose. »

Eddy lui sut gré de lui avoir épargné une entrée en matière. « Non. Je devais absolument te parler seul à seul, dit-il.

— C'est ce que j'avais cru comprendre dans ton message. »

Directe, pragmatique. Il était de plus en plus convaincu que c'était elle qu'il lui fallait. S'il n'y avait pas eu cette maudite petite voix au fond de lui-même et l'image d'un garçon au regard tantôt dur, tantôt d'une diabolique douceur...étouffant l'une et chassant l'autre, il prit une grande inspiration :

« Je n'irai pas par quatre chemins. Nous sommes deux adultes responsables et... »


La réception donnée par lord Lyme en l'honneur de son éditrice battait son plein. Je veux que tout soit comme au bon vieux temps, avait-il affirmé, la larme à l'œil. Le bon vieux temps signifiait l'époque où Lady Lyme et leur fille étaient encore de ce monde, Archie ne l'ignorait pas. Il éprouvait pour le grand-père de son ami une affection réelle. Eddy aussi, il en était certain, malgré son indifférence apparente.

Lorsqu'il avait reçu le fameux texto, Archie était au fond du trou. Stephen venait de prendre ses cliques et ses claques. Se retrouver dans cet appartement vide des affaires de son amant l'avait laissé abattu au point de ne pouvoir se rendre à la City. L'ultimatum de son boss lui avait remis les idées en place. Prenez quelques jours de vacances ou c'est la porte. La banque a besoin de collaborateurs performants, pas de carpettes lamentables. L'invitation d'Eddy tombait à pic. Pour Archie, le sens de Viens ! était clair. Son ami s'emmerdait comme un rat mort et comptait sur lui pour le distraire. Pas un instant il ne s'était douté qu'il s'agissait d'un appel au secours. Eddy lui semblait un roc inexpugnable.

Sur ses entrefaites, sa nièce s'était engueulée avec la seconde épouse de son père et avait décrété qu'elle ne suivrait pas Honor et Andrew en Grèce. Elle préférait rester en Angleterre avec son oncle. L'idée d'un séjour à la campagne l'avait enthousiasmée, au grand étonnement d'Archie. Maintenant, il se demandait s'il avait bien fait de l'y conduire. La présence inattendue d'un élément mâle d'à peu près son âge compliquait les choses. Après le choc des retrouvailles, la révélation de la bisexualité d'Al avait plongé Archie dans les affres de l'angoisse. D'autant que les deux jeunes gens semblaient inséparables. Pas évident de les surveiller dans une bâtisse aussi grande, a fortiori à l'extérieur. Ce soir, au moins, il les avait sous le nez, occupés à bâfrer.

Lord Lyme n'avait ménagé ni sa peine ni son argent. Une tente immense dressée sur la pelouse, devant la maison, le meilleur traiteur de Worcester, des serveurs engagés pour l'occasion. La fine fleur du gratin de l'aristocratie locale et les notables du comté étaient là. L'héroïne de la fête tranchait parmi leurs femmes à l'élégance provinciale. Sa robe rouge, sortie vraisemblablement d'une boutique chic de Bond Street, réduisait leurs toilettes fleuries à des oripeaux ridicules. Bien que peu attiré par l'autre sexe, Archie reconnaissait à Felicity Sturgeon de la classe. Pour le moment, elle discutait à l'écart avec Eddy : une conversation sérieuse, à en juger par leur mine concentrée. Que pouvaient-ils bien se raconter ? Ils formaient un couple fracassant, l'une si brune et l'autre si blond, de taille presque identique. Un spectateur non averti pourrait croire à une idylle en train de se nouer, songea Archie. La survenue d'un gaillard portant un plateau où miroitaient des flûtes de cristal mit fin à l'illusion. L'attention d'Eddy se détourna de sa compagne pour se reporter sur l'homme. Quand ce dernier s'éloigna, il ne le quitta pas des yeux. Archie se réjouit de voir son ami sur la voie de la guérison. Lui-même se sentait d'humeur mélancolique. Il s'efforça de s'intéresser au grand balèze qui intéressait Eddy. Ses larges épaules tendaient à craquer la veste blanche réglementaire, ses longs cheveux réunis dans une queue de cheval suggéraient une animalité auquel Archie n'était d'ordinaire pas insensible.

« Champagne, Mister ? demanda le serveur d'une voix intensément virile.

— Non, merci. »

Mieux valait rester sobre s'il voulait protéger la vertu de sa nièce. Le mec le dévisageait, une lueur goguenarde filtrant entre ses cils. Ce mec était homo, sans doute possible. Comment avait-il pu se gourer à propos d'Al ? Al et Shauna. Archie se retourna vers l'endroit où, quelques minutes auparavant, les deux compères liquidaient leur sandwich au cresson. « Excusez-moi, dit-il à l'adresse de l'homme, toujours en attente. »

Il se précipita hors de la tente, affolé. Ni Shauna, ni Al n'étaient visibles. Les lanternes placées dans les arbres n'éclairaient pas tous les recoins du parc. Archie opta pour la partie gauche, la plus touffue. Ces gamins pouvaient très bien s'y cacher pour niquer à l'aise. Archie essuya son front moite d'une main tremblante. Inutile de se faire un film. Il alla vérifier derrière les troncs pâles : rien, pas l'ombre d'une bête à deux dos.

À ce moment, un léger bruit s'éleva à côté de lui, qu'il identifia comme le glissement de pieds nus sur la pelouse. Il pivota d'un quart pour faire face à l'arrivant : l'arrivante, en fait. La lumière venue de la maison lui permit de distinguer une tête aux cheveux courts et des mains dont l'une tenait une paire de chaussures. Felicity Sturgeon.

Mets-moi en émoiOù les histoires vivent. Découvrez maintenant