Prologue : «Je suis né Différent, je mourrai Différent»

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Prologue : «Je suis né différent, je mourrai différent»

Si à votre naissance, vous étiez né avec une marque. Une marque vous rendant différent aux yeux des autres. Différent aux yeux de vos parents, de votre famille, de vos professeurs, de vos camarades... Personne ne veut de vous à cause de ce si petit détail... Pas d'emploi, pas de petit copain, pas de famille aimante, rien. C'est mon histoire, à moi, Steff Hankon. En grandissant, j'ai appris à cacher cette marque qui me rendait si différent. J'ai pu vivre une vie que l'on considérerait comme «normale». Néanmoins, du jour au lendemain, un événement m'a fait réaliser que jamais je n'aurais droit à un semblant de normalité. C'était aux nouvelles de seize heures.

«-Un jeune homme Différent de 25 ans a attaqué une vieille dame au centre-ville dans l'espoir de lui soutirer de l'argent.
La caméra se déplace et zoome sur ladite personne âgée. La dame a l'air dans tous ses états. Sourcils froncés, elle déclare :
-Il s'est approché de moi aussi vite qu'un guépard! Il voulait me frapper, j'en suis certaine! J'ai aussitôt appelé la police. Quels autres choix avais-je? Nous vivons dans un monde dangereux, je vous le dis et ces sales bêtes de Différents devraient tous crever, je vous le dis, moi! Il faut m'écouter où nous allons être envahis!
Le plan délaisse la grand-mère hystérique et se déplace sur une voiture de police. Des hommes costauds en uniformes passent vigoureusement les menottes à un jeune homme blond. Ils ne se gênent pas pour être brusques, presque violents. Avec n'importe quel autre citoyen, des gens se plaindraient, il y aurait peut-être même une pétition, mais lorsqu'il s'agit d'un Différent... Toutes les lois s'effondrent, toute l'empathie disparaît.»

Merde.

«Ils embarquent le jeune homme à l'arrière de la voiture, lui faisant exagérément courber le dos, histoire de rendre la position la plus inconfortable possible. Juste avant de monter à bord, le Différent tourne la tête vers la caméra.»

Je suis frappé par ses yeux. Deux lacs d'eau bleue. Des eaux troubles dans lesquelles se préparent un tsunami. La révolte brille dans ce regard. Je vois la marque, le tatouage "spiralé" et aux allures floraux, dépasser du col de sa veste, monter sur sa nuque, sa mâchoire jusqu'à sa tempe droite. Il n'essaye même pas de se cacher. Il assume complètement ce qu'il est et est prêt à se battre pour ce. Je me surpris à la trouver belle, élégante, cette marque. Je me sentis mal. J'étais comme lui et, pourtant, moi, je me cachais. J'essayais de prétendre que j'étais normal, de vivre ma petite vie toute tranquille. J'eus honte. Je sus à ce moment-là que je ne pouvais plus continuer ainsi.

«-Sale chien, avance! Hurle le policier.

Il pousse le blond dans la voiture et referme brutalement la portière sur le prisonnier. Derrière la vite teintée, on ne le voit plus. Pour lui, il n'y aura pas de procès équitable, son sort est déjà scellé.»

Je regarde la télévision une dernière fois, puis je l'éteins. Chienne de vie. La première chose que je fais, c'est d'aller prendre une douche. Je me sens sale, maintenant. Je laisse l'eau nettoyer tout le fond de teint que je dois appliquer chaque matin pour me cacher. La vie est injuste pour certains. J'ouvre la porte de la pharmacie et, sur un coup de tête, je jette tout ce qui me servait à camoufler ma marque aux autres à la poubelle. Je n'en aurai plus besoin. La serviette enroulée autour de la taille, je me retourne et fixe le miroir. Je vois mon tatouage noir dépassé de sous la serviette, grimper dans mon dos musclé, s'étirer sur mes épaules carrées, entourer mes bras musculeux jusqu'à mes longs doigts et décorer mon visage jusqu'à mes pommettes. Je soupire doucement. Seul dans mon appart' vide, il m'est facile de me balader ainsi à découvert, je n'ai pas le regard des autres braqué sur moi. Dès que je mettrai un pied à l'extérieur, cependant, de quelle force aurais-je besoin pour continuer d'avancer? Je l'ai déjà vécu plus jeune. Les autres vous regardent avec dégoût et ils se tassent sur votre chemin pour éviter de vous toucher, comme si vous aviez la peste.
Le lendemain, je me rendis au boulot. C'était la première fois que ma marque était visible. Caché dans ma voiture, personne ne me vit pendant le chemin qui me conduisit au gratte-ciel où je travaillais. Aucun regard dégoûté ne pesa sur moi. Quand j'entrai dans l'immeuble et que je laissai mon manteau long sur une patère, ce fut autre chose. La secrétaire me salua sans grand intérêt, mais quand elle leva les yeux dans ma direction, je sentis quelque chose changer dans son regard. Comme ça, dans un claquement de doigts, toute l'opinion qu'elle avait de moi venait de changer radicalement, de tomber en poussière alors qu'elle me souriait et me voyait débarquer ici cinq jours par semaine depuis sept ans. Ce qu'elle pensait de moi venait de changer pour le pire. Elle ne m'adressa plus un seul regard.
-Vous savez, Lise, je suis toujours le même, me risquais-je.
Elle daigna relever à moitié les yeux sur ma personne pour les détourner aussitôt.
-Vous êtes un Différent.
Judicieuse remarque.
-Effectivement, et alors?
Elle parut hésiter. Quelques secondes, tout au plus. Elle avait hésité, mais les préjugés étaient plus forts.
-Vous êtes un monstre!
Eh bien, le jugement fut rapide. Je hochai la tête. C'étaient les premières injures que je recevais. Elles m'atteignirent davantage que je ne voulais bien l'admettre. Me mordant consciencieusement la lèvre inférieure, je continuai de hocher la tête en me dirigeant vers l'ascenseur. La petite cabine aux parois métalliques m'apporta une sensation de sécurité alors que j'affrontais le monde sous un jour nouveau. Enfermé dans ce tout petit espace, rien ni personne ne pouvait m'atteindre.

Lorsque je descendis à mon étage et commençai à avancer dignement entre les alcôves de petits bureaux de mes collègues, cela prit un certain délai, mais je commençai à entendre des chuchotis sur mon passage. On murmurait à mon sujet partout autour de moi. Je réussis à entendre quelques bribes seulement et des exclamations outrées.
«-J'ignorais qu'il était...
-Et dire qu'on a travaillé avec lui pendant sept ans!
-Il doit nous avoir ensorcelés pendant toutes ces années pour que l'on ne se rende compte de rien.
-Doux Jésus!
-C'est un monstre...
-Une sale bête sur nos planchers.
-On doit l'exterminer!»
Je fis de mon mieux pour les ignorer.

Je pénétrai dans mon petit bureau et m'installai pour travailler normalement. Une trentaine de minutes plus tard, on cogna à la porte. Par la petite fenêtre de verre, je fis signe d'entrée. Mon patron débarqua alors dans mon espace personnel. Je l'affrontai du regard, sans peur ni honte. Je devais être fort pour ce qui allait suivre.
-Hum, Hankon, je dois vous parler.
Je ressentais tout le malaise qui habitait mon patron. Je sentis aussi ses yeux me détailler et s'accrocher à la marque qui grimpait sur mon corps ; il voulait confirmer que les rumeurs à mon sujet étaient véridiques, sans doute. Il se racla maladroitement la gorge. Je le regardai droit dans les yeux.
-Je vous écoute, fis-je en déposant mon stylo.
-Écoutez, Hankon, vous faites du bon boulot, mais...
-Mais quoi?
-Vous savez, votre présence, elle rend mal à l'aise les autres employés.
-Pourquoi cela?
-Ils... Vous êtes un monstre à leurs yeux.
-Pas aux vôtres?
-Seul votre travail compte, Hankon, vous l'avez toujours su, mais si cela affecte les autres employés de la firme...
Je soupirai. Cet homme avait un peu plus d'ouverture d'esprit que toutes les autres personnes qui avaient croisé ma route ce matin. Je n'allais pas lui rendre les choses difficiles, il avait toujours été bon avec moi; je lui devais au moins ça.
-Vous voulez que je parte, c'est ça? Très bien.
Un silence consternant se fit. Au bout de quelques minutes, mon patron s'approcha et me tapa vigoureusement l'épaule.
-Courage, Hankon, vous trouverez du boulot ailleurs.

Il sait que ce n'est pas vrai, mais rien ne lui empêche de me l'affirmer.
-Si seulement, monsieur, si seulement...
Et je sortis sous les regards dégoûtés des collègues qui avaient partagé sept années de ma vie. Les gens ne sont vraiment pas toujours ce que l'on croit qu'ils sont. J'avais déjà pris des bières avec ces personnes-là après le boulot et, comme ça, du jour au lendemain, ils me rejetaient, je n'étais plus rien à leurs yeux. Quels hypocrites! Me révéler tel que j'étais vraiment révélait aussi la vraie nature de mon entourage.

Seul sur le trottoir devant l'entreprise de laquelle je ne reverrai jamais les murs, les passants continuèrent de m'éviter comme si j'avais la lèpre dès qu'ils voyaient la marque. L'un me bouscula volontairement, comme pour me rappeler que je lui étais inférieur. Je n'eus pas le cœur de réagir. À la place, une nouvelle pensée s'imposa à moi, ma destinée :
-Je suis né Différent et je mourrai Différent.


F.A.E.D AssociationOù les histoires vivent. Découvrez maintenant