(I) Chapitre 1

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CHIHIRO NO TABI

PARTIE (I)

破壊 HAKAI / LA RUPTURE

Trois jours... trois jours ce n'est rien, et une éternité. Alors que dire de cinq ans ?

Cinq ans c'est une ligne droite et sans reliefs, une ligne dont on ne voit pas la fin, derrière il n'y a plus que des jours similaires qui s'entassent puis se confondent. J'avance dans cette longue avenue, avec entrain, sans m'arrêter, me retournant rarement, je n'y suis pas seule...
Hinami a les joues rouges, tout essoufflée, mais ses yeux brillent de malice.

–        J'ai gagné ! C'est toi qui payes les takoyaki demain !

Je ne réponds pas, à court d'énergie. Nous avons fait la course jusqu'en haut du contrefort, je jette un œil à l'agglomération, bien plus bas, au pied des escaliers. Quelle ascension. Sa proposition m'a prise au dépourvu, et avant que j'ai pu répliquer, cette tricheuse avait déjà pris une vingtaine de marches d'avance. Ses défis tournaient toujours à son avantage. C'est son côté opportuniste et farceur, mais je l'apprécie trop pour lui en vouloir.

–        C'est ça que tu appelles un raccourci ?

–         Je t'assure que c'est mieux que de faire le tour, regarde : on redescend par ce côté. Pour aller à l'école, je grimpais ici, pour continuer jusqu'à la gare où nous sommes arrivées ce matin. Tout le monde prend la route et contourne. Plus personne n'emprunte ce passage, il s'efface lentement, on ne le voit même plus depuis le village...

J'embrasse du regard le panorama, que la végétation environnante dévore en grande partie. Cependant, on distingue encore la montagne qui s'élève à notre droite, et la vallée peu profonde qui en creuse les flancs. Le village d'Hinami s'appuie sur les contreforts d'un côté. De l'autre, je sais que la voie ferroviaire et la route départementale se partagent les rives du cours d'eau. Nous sommes sur un îlot de nature, coincé entre les traces de notre civilisation. Les pentes escarpées, les hauteurs qui s'élancent vers le ciel, sont les recoins surélevés du pays qui respirent encore, que le goudron n'a pas encore eu l'audace d'envahir. Je constate :

–        Les escaliers sont en mauvais état.

–        On ne s'occupe plus du Chinjusha. Ma grand-mère était la dernière qui trouvait le courage de monter jusqu'ici pour nettoyer l'hôtel du petit dieu.

 Elle s'avance vers la masure de bois en question, avec une impatience contenue. Les planches sont verdies par la mousse, des tuiles manquent à l'appel, les murs s'affaissent et les pilotis soutenant la structure se font avalés par les herbes folles. Ce petit temple a été oublié, on ne vient plus y prier, on ne vénère plus son kami tutélaire. Cette absence de soins le rend mystérieux. Les hommes le délaissent, il s'enfonce dans les ombres du bosquet, fait écho à leurs chuchotements, il se désincarne, se métamorphose. Cet endroit est calme, serein, loin du tumulte des rues, des remous des cités. La maisonnette se laisse vivre, respire en silence, ne se soucie pas des années qui l'engourdissent et l'emportent hors de nos mémoires.

–        Hinami ?

–        Hmmm ?

–        Tu venais souvent ici ?

–        Avec ma grand-mère, oui. C'était notre sanctuaire, notre jardin secret, un jardin plein d'oreilles attentives. Le chinjugami du village dort ici, lorsqu'on vient le voir, il nous observe et écoute nos pensées, pour les transmettre à ceux qui nous manquent le plus.

Ses yeux s'éparpillent autant que sa parole. Hinami semble chercher quelque chose du regard, en vain. Elle ferme alors les yeux avec résignation. Elle frappe dans ses mains, à trois reprises, avant de les joindre et de s'incliner.

Chihiro no TabiWhere stories live. Discover now