Prologue - Les Plaisirs solitaires (8/9)

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Le général Kirchen admirait son teint délicieusement bronzé dans chacune des glaces ornant l'antichambre. Aucun des vieux miroirs du palais n'était à la hauteur de la silhouette daignant s'y refléter : verdâtre et boursouflée, l'image qu'ils renvoyaient n'était qu'une approximation grossière de son profil parfait de statue grecque. Ses traits secs et nerveux y perdaient la rigueur de leur ligne, sa carnation hâlée prenait une coloration maladive et sa crinière de carnassier ressemblait moins à une couronne d'or blond qu'à une serpillière à frange trempée dans une flaque de houblon. Seul le tranchant de son regard d'acier résistait à la déformation.

Luka le savait depuis tout petit, depuis ce temps béni qui l'avait vu grandir dans sa communauté aryenne chérie de la Colonia Libertad : le pays avait peu de respect pour l'intégrité. Au San Pantalón, on n'avait jamais eu le culte de la pureté. Tout ce qui était vierge y était inévitablement sali, taché, souillé ; tout y dégénérait, tout s'y corrompait et s'y amalgamait, tous les corps purs tôt ou tard s'y mélangeaient.

Alors qu'il se tenait debout, droit et fier, près de la cheminée, l'envie lui vint de passer l'un de ses doigts gantés sur le chambranle en marbre qui entourait l'âtre. Un monticule de poussière s'accumula au bout de son index, qu'il dut essuyer dans les replis du drapeau national déployé au-dessus du foyer.

Le président Caracha, lorsqu'il avait gouverné la nation avec poigne quelque vingt ans plus tôt – les mauvaises langues osaient parler d'une période de « dictature » –, avait bien eu quelque considération pour ceux qui étaient nés de race pure. Cependant, depuis son retour tardif au pouvoir, élu et réélu par un peuple sans mémoire, celui que l'on surnommait affectueusement « El Viejito », « le Petit vieux », n'avait pas témoigné d'une volonté farouche de défendre les anciennes lignées. Ni de contrer cette tendance insidieuse du métissage et de la contamination.

Il n'y avait pas à dire : la démocratie vous ramollit un homme. Le Président avait fait son temps. Il était urgent d'en changer. Le pays demandait du sang neuf.

Un cafard pointa le bout de ses antennes hors de l'un des recoins de la cheminée, et résolut d'arpenter promptement le corridor de propreté que le général y avait tracé.

D'un geste vif, Luka emprisonna le corps de l'animal entre ses doigts de cuir. La collection de pattes velues se mit à battre l'air en tous sens.

« Il faut savoir mettre les mains dans la boue, songeait le général. Plonger dans l'immondice. Remuer les ordures. Faire le boulot qu'aucune vieille souche guindée n'est prête à exécuter. » Il était là, le vrai pouvoir. Dans la capacité à voir la pourriture en face, à l'apprivoiser, la dominer et la retourner contre ses faux alliés.

Les pièces de son plan commençaient à s'assembler. Les premières têtes n'allaient pas tarder à tomber.

— Général Kirchen, annonça le domestique en livrée qui venait d'ouvrir la porte du bureau, le Président vous attend.

Luka fit claquer ses bottes et s'élança d'un pas décidé, ôtant sa casquette d'une main pendant que, de l'autre, il réduisait en bouillie le cafard prisonnier.

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⏰ Last updated: Oct 28, 2015 ⏰

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