L'equilibre fragile

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Elles étaient trop proches, je risquai de me prendre la table. Je repoussai donc tout ce que je pus avec mes bras pour essayer d'aller le plus loin. J'atterris. Mes appuis faiblirent. Une demi-seconde de déséquilibre. Mais je réussis à me rattraper.

Juste à temps. Bras en l'air.

J'avais réussi. Ce n'était pas parfait, mais j'étais restée dessus. J'avais réussi à assez pousser pour ne pas atterrir sur la table. Sève me regarda avec sérieux.

— Bien. Mais moins bien que d'habitude, tu t'es laissée distraire. Ta deuxième pirouette était hésitante. Reprends-toi, Milya. Il reste ton deuxième saut. C'est là que tu peux tout rafler. Tu m'entends ?

Je ne répondis pas. Mon esprit était ailleurs, encore accroché à mon erreur. Je devais faire mieux. Je ne pouvais pas rentrer sans médaille.
C'était impensable.

Du coin de l'œil, je vis Judie me faire un signe depuis les gradins. Je levai timidement la main, et son sourire immense me ramena à moi-même. Je vivais un moment unique. Mon rêve. Et je n'avais pas le droit de lâcher. Pas maintenant.

Même sans elle. Même sans eux.

Alors je recommençai. Mais cette fois-ci, mes mains étaient bien placées, mes bras repoussèrent correctement, et mon corps suivit mécaniquement. Comme je l'avais toujours fait. Et l'atterrissage se fit pilé, jambes serrées, bras tendus. Je me tournai vers les juges, les saluant une dernière fois.

Puis me jetai dans les bras de mon entraîneuse, toute contente.

— Tu l'as fait, c'est très bien, me chuchota-t-elle à l'oreille. Je suis tellement fière de toi.

Je la serrai plus fort, et Nath nous rejoignit pour un câlin collectif.

Toute heureuse, nous nous installâmes sur les bancs, regardant les autres filles passer.

La deuxième gymnaste partit. Une belle série, nette. La suivante chuta sur son salto arrière. Je sursautai intérieurement, me sentant mal pour elle, mais il lui restait un saut. Et puis il fallait bien des personnes qui chutent pour faire un classement. C'était le jeu.

***

C'était enfin le moment que j'attendais tant : celui où l'on allait avoir les résultats. J'étais à la fois stressée et impatiente. De toute façon, j'étais passée — maintenant, le sort était fixé. On attendait dans la salle. L'oxygène était chargé de tensions. Sève n'arrêtait pas de faire les cent pas, et Nathan était silencieux depuis dix minutes — ce qui n'arrivait jamais. Moi, j'étais posée dans un coin de la salle, bougeant ma jambe nerveusement.

Autour de moi, les gymnastes et leurs entraîneurs bavardaient joyeusement, de grands sourires aux lèvres. Certaines se voyaient déjà à la finale, parlant de ce qu'elles rajouteraient dans leur série. Et d'autres, comme moi, attendaient juste les résultats, ne criant pas victoire trop vite.

La porte s'ouvrit sur une petite femme rousse, et le silence prit place dans la salle.

— Les juges ont terminé le comptage des points, commença-t-elle d'une voix fluette. Mesdemoiselles, je vous invite donc à me suivre. Pour les entraîneurs, je vous demanderai de vous mettre sur les bancs, en face du praticable.

Le brouhaha reprit sur le chemin de la salle. Sève et Nath discutaient de la compétition, mais je n'écoutais pas. Je m'étais mise dans ma bulle, me préparant au pire, ma petite voix me répétant en boucle que je n'avais aucune chance — et elle avait peut-être raison. Pourquoi moi, j'aurais plus de chance que les autres ? Certes, je travaillais énormément, mais elles aussi. Je n'avais rien de plus que les autres, si ce n'est une valise de problèmes que je traînais partout avec moi. Et ça, ça n'allait pas me faire gagner.

On arrivait devant la salle, le bruit des gradins se faisait de plus en plus fort.

Je n'avais pu voir Judie que quelques minutes — les gymnastes n'ayant pas le droit de sortir de la salle d'échauffement.

J'avais donc passé tout l'après-midi à ne rien faire, regardant les autres filles sociabiliser entre elles. Mais moi, je n'en étais pas capable. Je ne savais pas discuter avec tout le monde comme une personne normale. J'étais trop timide pour ça, et l'anxiété sociale n'arrangeait rien.

Les voix se turent et je remarquai qu'on était devant les grandes portes, les mêmes qui nous avaient fait face plus tôt dans la matinée. J'avais les mains moites et le cœur qui battait à mille à l'heure. Et tout à coup, je n'avais plus du tout hâte de recevoir les résultats.

Sur le visage des autres gymnastes, je pouvais lire de la joie, de l'excitation.

Pourquoi j'étais comme ça ? Incapable de gérer mon stress comme une personne normale. Incapable de savourer pleinement la chose que j'aimais le plus faire.

Ma vision commençait à se troubler, ma respiration était désordonnée. Je voulais juste disparaître, me cacher dans un coin et ne plus en sortir.

Nathan posa ses mains sur mes épaules, m'ancrant ainsi dans la réalité.

— Tout va bien, petite tornade, me chuchota-t-il avec un sourire bienveillant. On dirait que c'est la première fois que tu es là. Mais souviens-toi, tu l'as déjà fait plein de fois, et on est tous derrière toi !

Sauf ma famille...

Je chassai cette idée de ma tête, et me raclai la gorge avant de répondre :

— Cette fois, les enjeux sont beaucoup plus importants. C'est ma seule chance d'aller aux France. Alors non, ce n'est pas comme la dernière fois.

— Si, c'est la même chose. Tu as fait les mêmes éléments qu'à chaque compétition. Tu es contre les mêmes filles que d'habitude. Et il me semble que l'année dernière, et celle d'avant, tu te tenais au même endroit pour les mêmes enjeux.

Il marqua une pause, un petit sourire en coin, et ajouta :

— Il n'y a donc rien de différent. Tu es la pro des compètes, alors ne te laisse pas dévorer par le stress et profite. Ces moments sont rares.

Sur ces mots, il me lâcha, ne me laissant pas le temps de rétorquer quoi que ce soit.

L'organisatrice appela les entraîneurs à se mettre en place. Sève fit quelques pas, puis s'arrêta près de moi.

— Je suis très fière de toi, et ça, peu importe les résultats, me souffla-t-elle. Mais je sais que tu vas être sur le podium, Milya. Je crois en toi.

Toute trace de fierté que j'avais accumulée pendant la compétition semblait s'être évaporée. Il ne me restait que la rage de gagner. Et la certitude que, si je ne réussissais pas, la déception serait immense.

— Vous allez pouvoir rentrer, les filles, annonça joyeusement la petite rousse.

On se mit en colonne, le dos bien droit. Je collai un sourire à mes lèvres et avançai, suivant le troupeau. Je ne savais pas comment j'allais ressortir de cette salle après les résultats, et c'est ce qui m'angoissait le plus.

Fall, get up, repeatWhere stories live. Discover now