« Le bon mensonge est le mensonge nécessaire au bonheur des autres. Celui-là, il faut en user sans hésiter. » Lui avait un jour dit son aïeule. Son enfance et son adolescence entière avaient été un tissu de mensonges. Non pas pour son propre bien-être, mais pour celui des autres. De tous les autres. Son bonheur à elle, il avait été sacrifié, tué dans l'œuf. Elwina était une martyre de sa propre condition.

La brunette n'avait pas les clefs du chalet sur elle. Mais il y avait toujours un double caché sur le toit, entre deux planches près de la cheminée. La métamorphe les avait récupérées sans mal, avant de reprendre forme humaine. Elle était complètement nue, mais sa condition ne la perturbait guère. Ces lieux étaient son foyer, et elle savait que personne ne pouvait l'y épier. Calmement, elle fit tourner la clef dans la serrure, et le verrou crissa. Probablement avait-il rouillé de l'intérieur, depuis tout ce temps.

L'intérieur du était lumineux : Elwina n'avait pas fermé les volets en partant, plus de six ans auparavant. Tout était comme elle l'avait laissé : les plantes séchées étaient mortes, rigides contre les murs. Les meubles, poussiéreux, gardaient encore toutes leurs décorations. Les pierres et cristaux entreposés çà et là étaient devenus mornes, sous leur couche de poussière.

« Ce sont les objets, qui font la vie d'une maison, pas ses habitants. » Elwina revoyait celle qui l'avait éduquée, là, assise près de la cheminée, à fouiner dans quelques grimoires médicinaux. Son âme ne semblait jamais avoir quitté les lieux. Peut-être que si elle sentait les rideaux, ou les draps emprunts d'humidité dans les armoires, elle y retrouverait quelques traces de son odeur.

La brunette s'attarda tout particulièrement sur un petit cadre. Elle en essuya la devanture, laissant apparaître la photo qu'il couvrait : la grand-mère et la petite-fille, souriantes. Elles avaient fait ce cliché à son anniversaire de sept ans. A l'époque, Elwina avait perdu ses deux dents de devant, donnant un air de fripouille à son visage. Elle se souvint avoir cru à la petite souris, avoir cru de toutes ses forces que c'était elle qui avait glissé une petite pièce sous son oreiller. Mensonge. Ramassis de mensonges.

Elle se souvenait de Wi : la chatte, alors qu'avait été pris le cliché, était assise à leurs pieds, à les observer calmement.

Elwina était née avec Wi. C'est probablement ce qui avait fait fuir son père.

C'est ce qui avait fait fuir son père. Parce qu'il avait su, alors, qu'il avait transmis à sa fille unique le gène maudit de sa lignée.

L'aura d'Elwina —Wi— était du jamais-vu. Trop puissante pour être maîtrisée par sa propriétaire, et encore moins alors qu'elle n'était qu'une simple enfant, elle avait pris l'apparence d'une entité indépendante. Elwina ne maîtrisait pas vraiment Wi, elle pouvait seulement lui demander d'apparaître ou de disparaître à volonté.

« Mais elle n'a qu'une envie : disparaître, et révéler sa véritable nature. À toi de l'en empêcher. »

La brunette n'avait jamais vu son aura sous sa forme réelle. Du moins, jusqu'à son arrivée à Kerdoueziou. Là était sa malédiction : l'enveloppe charnelle de Wi permettait de contenir son aura, telle une prison. Ainsi, le jour où Wi disparaîtrait —mourrait, sa véritable nature prendrait le dessus, sans qu'elle ne puisse rien faire.

Et son aura était une entité trop puissante pour être pacifique et bienveillante. Elle détruirait tout sur son passage, par pur plaisir. Elle sèmerait le chaos sur son chemin, tuant, encore et encore, gardant Elwina en vie pour la torturer dans un corps qu'elle ne contrôlerait plus. Sa propre enveloppe charnelle serait la dernière chose que l'aura détruirait.

Ce ne sont pas les chats noirs, qui portent malheur.

Ce sont leurs métamorphes.

Justement, voilà que Wi venait d'apparaître, en un tourbillon de particules noires. Elwina avait alors lâché le cadre, qu'elle tenait encore, pour tomber mollement à genoux aux côtés de l'animal.

« Tu dois tout mettre en œuvre pour ne jamais arriver à maturité. Tu dois leur obéir, quoiqu'il en coûte. »

La seule façon de la garder en vie c'est de ne pas se confronter au reste du monde.

Les pics d'humeur.

Jure-moi de cacher ta nature.

Qu'importe.

Tu l'aimes.

?

Pics d'humeur.

Sois reclus.

Et voilà qu'Elwina pleurait. Elle ne s'en était même pas rendue compte, des flots glaciaux qui coulaient sur ses joues. Ses yeux, injectés de sang, étaient transpercés par un éclair de folie. L'orage battait son plein dans son crâne. Ses mains, plaquées contre ses tempes, laissaient des sillons de sang dans sa peau, sous le passage de ses ongles.

— Pardon...

Son dos avait flanché, et elle s'était retrouvée recroquevillée au-dessus de Wi, comme si son corps suffisait à lui faire barrage.

Elle leur disait pardon à tous. A tous ceux qu'elle avait lus avec ferveur.

— Pardon.

La jeune femme avait fermé les yeux. Elle savait ce qui allait arriver. Et elle ne voulait pas voir ça. Elle ne voulait pas.

— Mamie, j'ai pas réussi, mamie.

Et, dans un dernier souffle, Wi disparut. Explosa.

Loin de l'époque où Elwina tenait la substance opaque dans sa main, l'aura s'était étendue, dans une détonation silencieuse. Grande, grande, immense. Monstrueuse. Elle avait glissé sur les meubles, pour remplir l'air. Le chalet s'était mis à trembler. Il était plein, plein de l'aura, qui, compressée entre les quatre murs, se glissait entre les plinthes jusqu'à l'extérieur. La brunette haletait. Elle savait, elle sentait l'ampleur des dégâts. Qu'elle marchait sur un fil, proche du point de rupture. Que bientôt, Wi allait complètement disparaître. Que bientôt, elle n'aurait plus aucun contrôle sur la situation.

La malédiction des chats noirsWhere stories live. Discover now