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Il secoua la tête, l'air désemparé.

— Je sais. Et je comprends.

Il s'avança et s'assit lentement près d'elle tout en respectant une distance convenable. Il regarda devant lui un instant, comme plongé dans ses souvenirs en cherchant ses mots.

— Le jour de ta naissance a été le plus beau et le plus triste de toute ma vie, murmura-t-il tandis que son regard se voilait. Ta mère et moi avons décidé de ne jamais t'en parler, mais je pense que je vais casser cette promesse. Tu es assez âgée pour connaître la vérité.

Il pivota lentement sur elle, la bouche pincée. Et Lorey sentit qu'il allait lui dévoiler la chose la plus importante de sa vie. Pourtant, la colère ne cessait de tournoyer dans son estomac.

Immobile, elle attendait en attaquant les petites peaux du bout de ses doigts. Son père prit une grande inspiration.

— Tu avais une soeur Lorey. Une soeur jumelle. La grossesse était très surveillée, car l'une de vous était bien plus faible que l'autre, il n'y avait qu'un seul placenta et tu sais que ta mère est un peu frêle. À l'époque, je l'appelais "petite brindille".

Un léger sourire se dessina sur ses lèvres à ce souvenir.

— Elle est restée presque 2 mois à l'hôpital, car il y avait des complications sévères. J'allais lui rendre visite chaque jour et passais mes soirées près d'elle, la mort dans l'âme, la peur au ventre... Puis, un jour, le travail a commencé, beaucoup trop tôt selon les médecins, ils ont essayé de le stopper. Elle était à presque 7 mois de grossesse.

Il arrêta son récit un instant et se passa la main sur le visage, la gorge serrée, comme si les mots avaient du mal à passer. Il respira un grand coup puis reprit. Lorey restait pétrifié, buvant ses révélations affreuses.

— Mais le travail n'a pas cessé et était beaucoup trop pénible pour vous deux. Les médecins disaient qu'il faudrait faire une césarienne d'urgence. Ils ont emmené et préparé ta mère puis, dans la salle, les moniteurs se sont affolés, les battements de cœurs de l'une de vous étaient complètement anarchiques. Ensuite, je m'en souviens très bien, on a tous été étonnés d'entendre vos coeurs battre à l'unisson un long instant, comme si vous n'étiez qu'une. Et puis... Plus rien. Il n'y avait plus aucune vie dans votre cocon. Je n'ai pas eu le temps de comprendre ce qu'il s'est passé que le moniteur enregistrait à nouveau un seul battement de coeur . Faiblement.

Il se tourna pour lui faire face.

— Oui, tu es morte quelques secondes et tu es revenu à la vie. Lorey, c'était toi, la plus faible des deux, pourtant.

Elle le regarda sans mot dire. Tétanisée par ce qu'il lui racontait. Sa bouche s'ouvrit et se referma, elle ne savait quoi dire.

— Après ça, plus rien n'a été pareil avec ta mère. Elle avait beaucoup trop de chagrin. J'ai essayé de lui remonter le moral, de la rendre heureuse. Elle a vu plusieurs psychologues. Rien n'y faisait plus. Elle vivait dans la douleur. Je suis alors parti, car je sentais qu'elle finirait par m'emporter avec elle.

Il prit un instant pour respirer et que Lorey puisse digérer les informations.

— Rien de tout ça n'est de ta faute, sache-le. Ta mère s'est occupée de toi comme jamais j'aurais pu le faire.

— C'est pour ça qu'elle est autant sur mon dos... murmura-t-elle dans le vide.

Il acquiesça en silence et posa une main sur son épaule.

— Écoute, ta mère est une bonne personne. Elle te méritait. Moi j'ai préféré prendre le large, car je n'avais plus ma place entre elle et notre bébé survivant. C'est à peine si elle pouvait te lâcher à cette époque. Nous avions eu du mal à enfanter aussi, c'est peut-être pourquoi. Donc, je n'ai jamais voulu me remarier. C'était trop compliqué à cette époque. Mais aujourd'hui, je n'ai jamais été autant sûr de moi avec Estelle. Tu es une grande fille et je peux faire ma vie maintenant. Je me sens prêt. Et on changera la date de la cérémonie pour la petite fille que tu as été, même si on doit refaire les invitations et refaire la préparation, même si je me marie l'année prochaine. Ce qui compte c'est que tu ailles bien.

Il secoua la tête, l'air penaud.

— Ça n'aurait jamais dû arriver, c'est vraiment stupide.

Il leva une main vers son visage, mais Lorey recula instinctivement.

— Ça aussi, ça n'aurait jamais dû arriver. Tu veux en parler ?

Lui parler de ce qui lui était arrivé ? Son estomac se contracta. Elle se recula un peu plus en fronçant les sourcils en évitant son regard.

— Je, non. Je veux pas en parler.

Sa main retomba mollement sur le lit. Ses rides du front s'approfondirent.

— Okay, j'espère que tu me pardonneras un jour. Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu sais que je suis là. Rien n'a changé pour moi. Tu es toujours ma grincheuse de petite fille et tu es la bienvenue dans ma vie.

Elle eut envie de sourire, mais ses lèvres ne s'étirèrent pas naturellement. Elle s'en sentit décontenancée une seconde.

— Merci, répondit-elle pour masquer sa gêne.

Il se leva alors, le dos légèrement raide. Le travail au restaurant n'était visiblement pas de tout repos.

— On a rapporté des pizzas pour ce soir. Cest Emmet qui les a préparées. Tu viens ?

À l'énoncé de ce prénom, son estomac se renversa. Emmet au fourneau ? Elle l'imagina un instant avec un joli tablier et un sourire carnassier aux lèvres. Elle fronça les sourcils et chassa ces images grotesques de son esprit. Son père attendait. Elle leva le visage vers lui.

— Oui, je vais venir, le rassura-t-elle d'une voix faible. Laisse-moi une minute.

Il acquiesça et disparut.

Une soeur. Elle avait partagé sept mois dans le ventre de sa mère avec un autre être qu'elle ne connaîtrait jamais... un abattement secoua son coeur à cette simple idée. Elle essaya de visualiser la vie qu'elle aurait pu avoir si une soeur avait été à ses côtés.

L'existence qu'elle aurait eue, si elle avait vécu, son père serait resté, ils auraient été une vraie famille. Pourquoi n'avait-elle pas pu survivre à ses côtés ? Pourquoi lui avoir caché un événement aussi important ?

Soudain, elle se sentit mal. Elle imagina un instant comme sa mère avait pu souffrir. Puis, s'arrêta avant de se mettre à pleurer. Elle secoua la tête pour repousser ses sentiments. Ces souvenirs ne lui appartenaient pas.

Prise d'une subite envie, un besoin, elle se leva et attrapa son téléphone pour lui envoyer un simple "je t'aime". Elle le méritait bien. Son coeur se gonfla d'amour pour cette mère si collante et attentionnée que c'en devenait étouffant.

Le message envoyé elle reposa l'engin et le regarda un instant. Ce truc était son seul lien avec elle en ce moment. Et elle le détestait pourtant. Elle souffla d'amertume. Cette histoire du passé l'aida à comprendre pourquoi son père avait pu oublier ce jour si spécial pour elle, mais il lui fallait du temps pour pardonner. Elle descendit les escaliers lentement, faisant tournoyer ses pensées dans sa tête.

Lorsqu'elle arriva en cuisine, elle surprit quelques éclats de rire. Heureusement, rien ne cessa lorsqu'elle y pénétra. Tout le monde était attablé, les cartons de pizza ouverte sur la table, les boissons déjà servies.

Les regards se tournèrent alors vers elle. Même Emmet leva un sourcil interrogatif. Elle l'ignora royalement et prit une place aux côtés de Sandra, qui semblait rire à une blague de Jo. Son père était debout juste à côté d'elle et découpait les parts avec la découpeuse à roulette.

Lorsqu'il s'en alla s'asseoir aux côtés d'Estelle, Lorey se rendit compte qu'Emmet se trouvait juste à côté d'elle. Une longueur de bras les séparait, les poils de ses bras se dressèrent. Cet homme l'avait touché pendant qu'elle était inconsciente bon sang ! Un frisson glacé la parcourut en repensant la scène. Ses joues se mirent à flamber malgré elle et son rythme cardiaque s'affola.

— Lorey ? Hey, tu es avec nous ? demanda son père.

Tatouage de Sang - Malédiction. Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant