On l'avait enrôlée dans un programme de désensibilisation, comme on le faisait de longue date pour soigner les phobiques, une habituation progressive à l'horreur, heure après heure, jour après jour. Elle avait perfectionné sa prise de distance. Avait appris à tolérer les dessins, les photos, les séquences, puis de réelles situations. Elle avait aussi assimilé l'indispensable : ce ne sont que des animaux. Moins que des animaux. Ils ne sont pas nés, ils n'ont pas grandi. Ils sont, ils saignent, ils meurent.

Ils ne ressentent pas grand-chose, sinon l'accomplissement de leur juste destin.

Respirer encore.

Elle se glissa dans la circulation, laissant le pilote automatique définir l'itinéraire idéal pour rejoindre les studios au plus vite. Autrefois situées en périphérie du noyau originel de la cité, les installations avaient été phagocytées par le développement urbain en quelques années seulement, avant même que Miles ne les rachète et y transfère son activité. Nina ignorait quelle avait été l'affectation originelle des bâtiments, le genre de trivia dont elle se souciait très peu. Pour une jeune comédienne désargentée, tout était apparu comme magnifique : la nourriture servie au restaurant, le confort des loges, la qualité des costumes, du maquillage, le professionnalisme des équipes techniques, un cadre somptueux dans les moindres détails, inespéré six mois plus tôt, un paradis enchanté, l'Eden enfin.

Après des années de galère à manger des raviolis en boîte, à déménager sans cesse, de chambrette en masure, à squatter le Wi-Fi gratuit dans les gares et à dénicher des fringues potables à la fripperie du coin, Nina avait eu la sensation de toucher enfin au but. D'obtenir ce qu'elle méritait. Une chance. Le succès. La lumière.

Elle avait gagné beaucoup d'argent et perdu beaucoup d'amis. 

La fine équipe de l'université, Fred et Phil, Flo et Cécile, avalés par des carrière plus traditionnelles. Tous méprisaient son activité futile, à l'heure où le monde était confronté à des défis critiques. Du pain et des jeux, de quoi abrutir les masses, comment pouvait-elle consacrer sa vie à quelque chose d'aussi toxique ? 

Et puis Leo, bien sûr, qui n'avait pas compris qu'après toutes leurs discussions à ce sujet, quand elle galérait sur une thèse qui la révulsait un peu plus chaque jour, Nina puisse trahir tout ce qu'elle lui avait révélé.

Nina se souvenait de ses propres paroles, alors, miroir du discours officiel, la pensée de Miles :

Ce ne sont plus les mêmes. Elles ont changé, évolué, elles fonctionnent comme des machines, avec une obsession constante, se battre et tuer. On ne peut pas projeter. L'anthropomorphisme, c'est bon pour les gosses qui s'inquiètent des sentiments d'un chaton, d'une coccinelle, d'un têtard, d'un poney.

Un poney.

Arthur, le roi chevalier, n'était même jamais monté sur un destrier.

Les combats en selle sont trop courts, trop brutaux, avait expliqué Miles, lorsque l'acteur qui jouait l'Olivier de Roland s'en était inquiété, les annonceurs ne peuvent pas placer leurs publicités, les fans sont déçus d'une conclusion trop rapide. Et les associations de protection animale sont rabiques. Autant ne pas les provoquer.

Le générique de Légendes utilisait quelques EBAs sur leurs montures, cependant, datant d'une époque où les studios abritaient encore une petite écurie. Lancelot sur un palefroi immaculé. La silhouette d'Alexandre à contrejour, perché sur Bucéphale. Achille menant son char dans la poussière.

L'interchangeabilité des héros, reproduits à l'envi, participait au sentiment du public qu'ils n'étaient pas vraiment réels, pire, qu'ils étaient immortels. Arthur, Hector, Spartacus, Guillaume, Rodrigue, n'étaient jamais vraiment morts, puisqu'ils reparaissaient sans cesse, pleins de vie, de courage, et de violence.

Nina essuya son regard du dos d'une main. Elle devait se reprendre, cesser de ressasser, encore et encore, les erreurs qu'elle avait commises. Elle avait une chance de rectifier le tir, de rattraper tous ces mois d'aveuglement. Il fallait juste qu'elle garde son calme et qu'elle joue le jeu. Elle était actrice. Même si elle s'était fourvoyée dans une saga pitoyable, elle gardait ses compétences, la maîtrise de son art, elle pouvait ramener Arthur, tromper Miles, agir pour un mieux.

Les tours de Légendes apparurent bientôt entre deux éoliennes, au bout d'une avenue parsemée de ronds points encombrés, où les voitures autonomes se cédaient joyeusement la priorité dans un ballet mécanique. Miles avait déguisé son temple du divertissement à la manière d'un casino de Las Vegas, plaquant une façade médiévale sur une forteresse moderne. Des oriflammes battaient dans le vent, reprenant le symbole des champions encore en lice.

Neuf sur les douze. Une dernière élimination et la phase finale commencerait, opposant les EBAs les unes aux autres, pour le plus grand plaisir des foules et de ceux dont les poches se remplissaient.

En réalité, l'audimat n'était pas formidable, certaines trames narratives commençaient à lasser le public, les jeunes générations suivaient moins et Nina savait qu'une équipe travaillait d'arrache-pied à redresser la barre. Outre le remplacement des héros plus anciens, on parlait d'ajouter une composante d'interactivité, la possibilité pour les spectateurs de soutenir leur champion en influençant sa trajectoire. Meilleures armes, nourriture, conditions climatiques, pénalités infligées à l'adversaire, le brainstorming battait son plein dans les étages et débordait parfois dans le restaurant, quand un consultant venait tester ses idées auprès des acteurs.

Au souvenir de ces conversations, Nina frémit derrière son volant et en se glissant dans l'ombre des bâtiments, elle fut prise d'un semblant de vertige. Plusieurs centaines de personnes travaillaient dans ce complexe, soumis à l'autorité d'un PDG au charisme indéniable. Que pourrait faire Arthur, face à une telle puissance, avec sa conviction ridicule ? Les bons ne gagnaient pas souvent, dans la réalité.

Elle s'immobilisa face au portail et le garde de sécurité se pencha hors de sa guérite.

— Bonjour, mademoiselle Sandholm. Hector au combat, aujourd'hui ?

Elle sourit et hocha la tête.

— Contre Ajax, je pense.

— Aaaah, Ajax ! Ça va gicler !

Tous les héros de l'Antiquité se battaient à moitié nus, ce qui rendait le spectacle bien plus éclatant que les luttes en armure. Les risques pour les combattants en étaient cependant démultipliés, et tant Spartacus que Vercingétorix avaient déjà été éliminés cette saison. Achille était une EBA extrêmement efficace, en revanche, et jusqu'ici Hector s'en tirait plutôt bien, sans doute le résultat d'un calibrage plus fin de son entraînement virtuel, fruit des dernières méthodes.

— Les rumeurs disent qu'Arthur va tomber, poursuivit le préposé, tandis qu'il vérifiait les accès de Nina d'un oeil distrait.

— Ah oui ?

— Après le couac de l'autre jour, il parait qu'il est un peu à côté de ses bottes. Certains disent qu'ils l'ont retiré et remplacé, l'air de rien, et que le nouveau va être mis trop vite sur trop difficile.

— Je ne suis pas au courant, annonça sobrement Nina. Ce serait tout à fait irrégulier.

L'homme haussa les épaules.

— Sans doute, oui. Enfin, moi je suis team Thésée depuis toujours. Je n'en changerai pas. C'est sa saison, j'en suis sûr.

Il désigna sa tasse ornée d'une tête de taureau, le petit drapeau noir et blanc punaisé au tableau d'affichage, et une photo du héros grec, la tête du Minotaure brandie devant lui, qui lui servait de fond d'écran.

— Je suis team Hector, rétorqua Nina.

— Évidemment, répondit le garde en gloussant.

La barrière se leva, il lui adressa un dernier signe, et Nina poursuivit sa route vers le parking souterrain, le coeur au bord des lèvres.

Tu as fait ça bien, songea-t-elle. Tu gères. Continue comme ça. Tout va bien se passer.

Elle se le répéta en boucle, encore et encore, jusqu'au moment où les ténèbres du complexe l'avalèrent toute crue, la gueule d'un léviathan que personne n'avait encore vaincu. 

Les Héros de Rien (en cours)Where stories live. Discover now