MUTINERIE GENERALISEE

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C'était un matin froid de début décembre. Je devais tenir avec mon patron mon entretien d'évaluation de performance annuelle. Je n'en avais pas dormi de la nuit. Je repassais en boucle ce que mon patron pourrait dire et ce que je répondrais en retour.

Dans mon esprit agité, à trois heures du matin, je nous voyais comme deux escrimeurs en garde, prêts à dégainer leur premier coup. Mon corps était tendu. Les dizaines de dialogues dans ma tête s'entrechoquaient avec fracas comme des auto-tamponneuses folles et me forçaient à garder les yeux ouverts. Près de moi sur le lit, j'entendais la respiration paisible de mon mari tandis que je vivais une guerre ouverte sur plusieurs fronts. Je voulais une promotion. Et je voulais un bébé. Aucun de mes désirs ne me semblait facile à satisfaire. Au bureau, il régnait une compétition féroce entre consultants, tandis que dans mon utérus, soufflait un vent d'hostilité chronique à l'encontre des spermatozoïdes de mon mari. Pour une raison que seul Dieu connait, mon corps les rejetait alors, depuis quelques mois, je devais m'injecter des hormones pour changer cette triste donne.

Je marchais dans le long couloir à la moquette grise et épaisse menant au bureau de mon patron. Ce dernier m'attendait, le visage indéchiffrable. Son bureau était tellement bien ordonné que c'en était effrayant. Je sentis mes aisselles devenir subitement moites. Après m'être assise devant lui, il tourna légèrement l'écran d'ordinateur posé devant lui pour que nous puissions tous les deux le consulter. Une bouillie de graphes, colonnes, courbes surmontés par mon nom le recouvrait.

- Vous voyez ce point ? dit-il.

- Oui.

- C'est vous.

Je dus plisser les yeux pour voir ce dont il retournait. Le point, noyé au milieu d'une meute d'autres points, représentait mon niveau de performance comparé à celui des autres consultants en lice pour la promotion. Une onde de tristesse m'envahit en voyant tout mon travail réduit à la taille d'une pointe de stylo bille.

- Vous faites du bon travail mais pas suffisamment pour être promue cette année.

Une main glacée écrasa mon cœur. Ma gorge se noua. Je refoulais mes larmes car elles ne faisaient pas partie des scenarii d'escrimeurs ressassés pendant ma nuit blanche. Mon patron ne s'embarrassait jamais de tact. La parole brève, il allait toujours droit au but. Le premier coup de fleuret venait de me toucher et cela faisait plus mal que prévu.

- J'ai donné mon maximum. Si je ne suis pas promue, c'est que le système d'évaluation et de promotion est mal fait.

Mon patron haussa un sourcil. Nous étions tous les deux surpris par mon audace. Je soupçonnai mon traitement hormonal d'amplifier autre chose que ma fertilité. Devant le silence qui perdurait, je repris mon fleuret :

- De toute façon, comment pourrait-on être promu si on ne nous fixe jamais de critères d'avancement spécifiques et mesurables qui ne laisseraient aucune place au doute au moment de faire le point à la fin de l'année ? C'est le hasard qui domine, c'est en fonction de combien quelqu'un vous aime ou vous méprise, de votre temps de parole lors d'une réunion fatidique dans laquelle tel ou tel client important était présent, c'est de l'arbitraire pur, de l'injustice parce qu'on trime tous ici mais cette affaire de promotion, c'est comme le magicien qui sort son lapin de son chapeau mais on ne sait pas comment.

A ce moment-là, j'étais suis consciente que je frôlais le délire mais, étrangement, je n'en éprouvai aucune honte.

- Est-ce que vous allez bien ? s'enquit mon patron le regard toujours aussi surpris mais aucunement inquiet pour mon équilibre mental.

Mes hormones me poussèrent encore plus loin sur le ring de la mutinerie. Je sentais que j'étais sur le fil du rasoir, en train de basculer, incapable d'y changer quoi que ce soit.

MUTINERIE GENERALISEEWhere stories live. Discover now