Chapitre 13

143 8 1
                                    

10 mai de l'an 129

Aujourd'hui, on agit. Je ne veux plus rester les bras croisés. On marche vers la capitale, Crownhaven, et je t'emporte avec moi. Je ne suis pas sûre de survivre, au contraire, on pourrait tous perdre la vie. On est nombreux, mais pas tant que cela. Une quarantaine, je pense. Beaucoup n'ont pas eu la force de quitter leurs familles et risquer de ne jamais les revoir. J'ai réussi à convaincre Martin de ne pas me suivre. Les filles ont besoin de quelqu'un pour s'occuper d'elles. Gabriel m'a suivi. Maintenant, il a dix-sept ans, mais il a laissé sa sœur de six ans. J'admire son courage. J'ignore comment il a fait. Il est pourtant jeune encore, il a une vie entière à vivre. Mais il marche à nos côtés. Il est prêt à la perdre pour défendre ses convictions et ses idéaux. Je pense que si l'on survit à tout cela et que notre coup d'état est un succès, je passerai plus de temps avec lui. Il est ce genre de personnes qui donnent tout ce qu'ils ont, sans recevoir grand-chose en retour. Je veux lui donner une partie de ce que j'ai. Les actes aussi altruistes méritent d'être récompensés.

24 mai de l'an 129

Tu pourrais penser que le fait que je te parle à nouveau est bon signe, mais tu as tout faux. On a tout perdu, tout. J'ai vu tous les hommes qui m'avaient suivi pendant des années tomber sous mes pieds. Tu te demanderas comment j'ai survécu, je l'ignore moi-même. J'aurais préféré mourir, tu sais. Je porte maintenant sur mon dos le poids des dizaines de personnes que j'ai menées à la mort.

Gabriel n'est pas revenu. Je n'ose aller chez sa famille, pourtant je devrais m'excuser, mais j'ai honte de moi. Parmi tous ceux qui sont partis se battre, il était, en quelque sorte, le seul qui avait une réelle raison de vivre. Les autres étaient tous des êtres détruits par le système. Mais, plutôt que mourir sans rien faire, ils voulaient accomplir quelque chose.

J'aimerais savoir si, à l'instant de leur mort, ils ont eu des remords. Je me demande s'ils ont regretté de m'avoir suivie. Tu n'imagines pas à quel point le désespoir est en train de m'envahir. J'ignore encore si je pourrai goûter à nouveau au bonheur. Mais je ne regrette pas d'avoir essayé de me battre. Je regrette de ne pas m'y être assez préparée. On n'était pas assez forts, on s'était trompés. L'erreur est humaine, certes, mais cet échec m'a détruite. Cependant, je ne vais pas abandonner pour autant. Je vais apprendre de mes erreurs et recommencer encore et encore à me battre, même seule. Et à chaque fois, je serai un peu plus proche de mon but. Les personnes qui ont perdu la vie ne se sont pas sacrifiés en vain, je te l'assure. Je donnerai un sens à leur mort, je le jure.

4 octobre de l'an 129 :

Je suis mourante. J'ignore de quel mal je souffre, mais je sais qu'il n'y a rien à faire. Je pense que c'est une punition pour tout ce que j'ai fait. J'ai enfin compris mon rêve d'il y a bien longtemps. La mort de ma sœur m'a poussée à me battre, mais je ne survivrai pas à cette bataille. Je n'ai seulement pas vu la suite. Quelqu'un se relèvera avec courage et prendra ma place, et ce, jusqu'à ce qu'un jour, notre mission soit un succès. Il est rare de réussir du premier coup, mais si on recommence, on finira par y arriver. J'y crois.

La Rose Noire n'est pas morte, elle est encore là, dans le cœur de ceux qui sont restés et dans ceux des personnes qui arriveront encore. J'ai bien vu que peu supportent leurs vies misérables. Je n'étais peut-être pas assez forte. Il faut peut-être quelqu'un qui a perdu encore plus que moi et qui a encore plus à y gagner. Ma génération a échoué. Il y en aura d'autres. J'aurai une héritière, quelqu'un qui prendra ma place. Je la vois déjà : courageuse, intrépide et incapable de garder son sang-froid.

Elle se battra contre ce monde qui ne connaît la justice. Pour beaucoup, elle en sera l'incarnation et elle sera huée par d'autres. Elle n'aura que faire du jugement autrui. Elle n'aura qu'un objectif, celui de changer le monde. Gabriel aurait été parfait. Je me rends compte qu'il est mon plus grand regret. Il aurait dû vivre lui. Mais c'est fini, je vais bientôt le rejoindre et lui demander pardon. Il n'en m'en voudra pas, je le sais.

Je ne suis pas vraiment triste de mourir. J'ai fait ce que je voulais de ma vie. J'ai fondé une famille, je l'ai vue grandir, je l'ai aimée. J'ai bâti une organisation qui, je le sais, changera le monde. Ai-je réellement besoin d'avoir plus que cela ? Je mourrai jeune, certes, mais la valeur d'une vie ne se mesure pas avec les années que l'on a vécu. Je le comprends maintenant. Gabriel a eu une vie pleine de valeurs, je n'ose imaginer combien il en aurait eu s'il avait vécu plus longtemps.

Bref, il ne me reste plus de temps, alors j'aimerais transformer ce journal en héritage. Martin, mon amour, je sais que tu finiras par le lire. Lorsque tu le feras, j'espère que tu comprendras combien j'ai aimé ma vie et combien je ne regrette presque rien. Tu me détesteras peut-être, tu devras élever seul deux enfants, mais je sais que tu en es amplement capable. Je te confie la Rose Noire. Je ne veux rien t'imposer, car la commander est une grande responsabilité. Ne lui en veut pas en tout cas, bien qu'elle n'ait pas facilité ma vie, elle est la raison de mon existence. Je pense que je suis née pour la fonder. Si elle venait à disparaître, ma vie perdrait tout son sens. Martin, je t'aime et j'aime Emma et j'aime Clara et j'aimerais rester avec vous pour toujours. Martin, je sais que tu es fort, tu trouveras un nouveau Pissenlit et tu achèveras ma mission.

Je me rends compte que, journal, tu es mon message d'adieu à la vie. Je ne sais pas combien il me reste à vivre, peut-être un mois ou deux. Pendant ce temps, je vais devoir donner des indications à Martin. Il sera un bon chef, je le sais. Je ne pourrai plus te compléter pendant le peu de temps qu'il me reste à vivre, ou du moins plus comme avant. J'y écrirai tout ce que j'ai appris en passant des années à la tête de la Rose Noire. Lorsque j'aurai fini, je pourrai partir en paix.

J'aurais aimé pouvoir continuer mon travail. J'ai constaté qu'aucun membre ne m'en veut réellement. Je suis si heureuse. Ceux qui ont perdu la vie l'ont fait de leur propre gré, ils voulaient se battre pour défendre une cause qu'ils avaient à cœur. Ceux qui sont restés n'ont pas cessé de me suivre. À Martin de trouver de nouvelles personnes motivées et un nouveau Pissenlit. Comme moi, ce Pissenlit fera certainement des erreurs, mais il sera indispensable. Il guidera la Rose Noire, il sera son symbole, il la représentera et il se battra en son nom. Je t'expliquerai, Martin, dans les prochaines pages. Tu sais tout maintenant. Je suis vraiment désolée, ne me déteste pas trop. Tu as été ma lumière lorsque j'ai perdu ma sœur, j'espère que j'ai pu être la tienne, ne serait-ce qu'un tout petit peu. Je vous aime fort !

Ben ne put continuer sa lecture, car les autres pages avaient été arrachées.

Hope et Ben étaient là, assis avec un vieux journal dans la main, au milieu d'une cuisine qui ne leur appartenait pas et qu'ils avaient mis sens dessus-dessous. Ils avaient du mal à contenir leurs larmes. Surtout Hope. Elle venait de retrouver, après neuf ans, une trace de son frère. Elle comprenait mieux pourquoi il l'avait abandonnée. Certes, elle se doutait qu'il l'avait fait pour mener son combat, mais à présent elle connaissait la vraie histoire. Elle savait d'ailleurs qu'il avait passé son existence à réfléchir à comment rendre sa vie meilleure. Et puis, elle pouvait parler à monsieur Martin à présent. Il devait le connaître, elle devait lui parler. Elle voulait retracer toute sa vie. En quelque sorte, elle avait retrouvé son frère. Il n'était plus seulement un souvenir qu'elle voyait s'éloigner dans ses rêves. Et puis il y avait cette Vanessa, qui s'était longuement battu contre les lois de ce royaume et qui, en quelque sorte, continuait à le faire même après sa mort.

Ben aussi était troublé. L'histoire de Vanessa l'avait certes attristé, mais celle de Margot l'avait bien plus marqué. Elle était comme lui, mais elle avait assumé son amour et elle ne l'avait pas caché. La mort avait été sa récompense. Était-ce cela qui l'attendait ? Allait-il lui aussi finir par avoué ses sentiments à Hope, pour, finalement, perdre la vie ? Et si tel était le cas, les lui avouer ne serait pas un acte égoïste et dénué de compassion ?

Ben et Hope restèrent encore un moment dans un silence qui mêlait respect et compassion. Puis, n'y tenant plus, Ben posa la question redoutée :

-Hope, si c'est ça, la motivation de la Rose Noire, alors vas-tu accepter de te battre pour elle ?     

La Rose NoireWhere stories live. Discover now