Gaspard Bisson

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Au 24 rue des ancolies se trouvait autrefois un vieux musée où l'on pouvait voir des tableaux peints par le peuple, par des artistes amateurs dont les noms ne marqueront pas l'histoire de l'art. A la mort du conservateur, le musée tomba dans l'oubli, et le bâtiment finit par être détruit, laissant derrière lui un terrain vague, à peine marqué de l'histoire de quelques Hommes.

Puis, quelques années plus tard, Gaspard Bisson intervint. C'était un homme dans la cinquantaine, dont le nom était connu au sein de quelques sphères d'entrepreneurs peu ambitieux mais assez excentriques. Il racheta ce terrain vague, et décida d'y construire un simple petit square. Si son projet semblait étrange, venant de la part d'un individu d'habitude prêt à se lancer dans les projets les plus farfelus qu'on lui proposait, on se rendit vite compte que ce petit square était bien particulier.

Il s'agissait d'un petit carré de paix, couvert par quelques chênes et quelques bouleaux, des fougères dans les angles, contre des grilles de fer noir. Quelques bancs en acacia sur le sol pavé, et une atmosphère bien singulière. Il suffisait de faire un pas dans l'enceinte de ce petit square pour soudainement se retrouver dans une réalité où le temps ne s'écoule presque plus, où les pensées se mélangent sans s'emmêler, où chaque mot proféré n'a plus qu'un simple sens, mais une signification profonde et personnelle. L'autre philosophique n'existe alors plus, il n'y a plus que le soi. Un soi qui se découvre et se redécouvre encore et encore au fil des minutes, les pensées dirigées vers le monde extérieur s'estompant au profit d'un temps d'introspection.

Personne ne savait ce qui donnait à ce lieu cette atmosphère si unique. Certains pensaient qu'il s'agissait simplement du cadre, du calme si particulier qui émanait de ce petit bout de nature, et qui permettait à l'esprit humain de faire ce qu'il fait le mieux : se perdre. D'autres pensaient qu'il ne pouvait s'agir là que d'un artifice, de quelque chose dans l'air, mais ils ne purent jamais apporter la moindre preuve à leurs théories.

Quoi qu'il en soit, Gaspard Bisson n'avait jamais rien dit à propos de ce square. Il ne répondait aux questions que par un sourire en coin un peu moqueur, et expliquait qu'il avait voulu rajouter à la ville un petit coin de verdure supplémentaire, rien de plus. Peut-être n'était-il pas lui-même conscient de la mysticité de son square, vu qu'il n'y passait que très peu ?

On retrouvait dans ce square beaucoup de gens en quête de réponses, sur la vie, sur l'amour, sur le temps, sur les Hommes. Ils pensaient que ces instants fugaces où leur esprit se retrouve en ébullition leur permettraient de trouver du sens aux choses, de comprendre ce qui leur arrive. D'autres cherchaient l'étrange extase qu'apportait cet incongru mélange de calme total, et de réflexion intense. D'autres encore venaient y chercher de l'inspiration pour leur prochaine œuvre, avec l'espoir qu'ils réussiraient à la rendre plus personnelle, plus intime.

La majorité des passants restaient assez indifférents : ils passaient devant le square, n'y voyant là qu'un petit carré avec des bancs, des arbres, sans grand intérêt. Cependant, ceux qui y faisaient ne serait-ce qu'un pas finissaient toujours par y revenir. Il était très difficile de se passer de cet étrange cocktail de sensations après y avoir goûté.

Ce petit square n'avait dans le fond rien de si extraordinaire. Il fallait plutôt s'étonner de la capacité du cerveau humain à s'enflammer pour un rien. Aucun artifice, aucune intervention n'était nécessaire : il suffisait d'une ambiance suffisamment sereine et propice à la réflexion pour que les pensées jaillissent en un flot inarrêtable. Certains en vinrent à la conclusion que cet endroit devait inconsciemment représenter quelque chose de particulier pour l'humain : le summum de la beauté ou du calme. Peut-être y avait-il un mélange de couleurs ou d'arômes dans l'air qui entraînait cette extase sans que l'on puisse le discerner.

S'il fut au début question d'essayer de soutirer des réponses à Gaspard Bisson quant à son intrigant square, cette idée fut assez rapidement abandonnée. Bisson était déjà suffisamment difficile à trouver et interroger, ses réponses étaient souvent vagues et énigmatiques, et il était en fin de compte fort peu probable qu'il sache lui-même ce qui donnait sa magie au lieu qu'il avait fait créer, ni même que cette étrange magie fut intentionnelle.

En un sens, ce square représente l'une des facettes les plus atypiques de l'homme : cette capacité à créer de la beauté, des lieux, objets ou histoires mémorables, à se stimuler lui-même et ses contemporains, tout cela de manière parfaitement accidentelle. Les chefs-d'œuvre inespérés sont souvent les plus beaux, ceux dont on se souviendra le plus longtemps. La beauté est d'autant plus marquante quand elle est inattendue.

Ce square est à la fois tout ce à quoi on pourrait s'attendre, et son exact opposé. Il émane un calme très particulier et omniprésent, mais il embrase l'esprit humain à tel point que peu de choses peuvent rivaliser. Ce genre de dichotomies sont également source de fascination chez qui s'émeut d'à quel point certaines choses peuvent s'opposer en leur propre sein.

Au fil des années, le vent continua de souffler entre les branches des arbres, le fer noir des grilles perdit un peu de son éclat et les pavés s'usèrent, mais on trouva toujours des passants pour aller y passer quelque temps, découvrir cet incroyable petit bout de monde ou s'y replonger après y avoir goûté une première fois. Pour certains, il s'agissait d'une brève petite aventure dans une vie plus morne, et souvent cette petite aventure permettait de donner plus de saveur à ce qui venait après. Ceux-là finirent souvent par ne plus venir au square, ayant réussi à suffisamment épicer le reste de leur existence pour ne plus rechercher cette stimulation. D'autres n'eurent pas forcément cette chance, mais peut-être n'avaient-ils pas besoin de cet apport dans leur vie, et ne cherchaient que ces brefs pics d'extase pour illuminer le reste.

Gaspard BissonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant