Chapitre XIX - Il existait sans vivre

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Elle s'arrêta face à lui, droite, grande, maigre. Imposante. L'ange redressa le menton. Des larmes qu'il ne cherchait pas à retenir coulèrent sur ses joues. Il percevait l'haleine glacée sur sa peau. Des griffes serrèrent son cou, il ne broncha pas. Sa respiration accéléra, il dessina sur ses lèvres un sourire. Il renversa la tête en arrière pour s'offrir tout entier. Et, debout dans la chambre, il sentit la Mort s'installer. Elle se façonna une place, il reçut le nouveau fardeau. Sur ses épaules, son poids, dans sa nuque, son souffle. A ses oreilles, la montre. Il ne se défit pas de son sourire. Il accueillit cette nouvelle compagne dont il n'avait pas peur ; la Mort, comme lui, n'était qu'étouffée par sa longue solitude.

Et Eden, ange d'éternité, fut condamné.

*

Le corps noyé dans un long manteau, Eden marcha jusqu'à la table que le fan-club de Jay occupait, au beau milieu du réfectoire. À chaque pas, il supportait le poids nouveau de sa maigre compagne.

« Tiens, un revenant, dit Liam en posant son morceau de pain. Ça va mieux, Joli-cœur ?

— Tu aurais pu rester à l'hosto plus longtemps, je n'ai pas pu profiter de mes vacances.

— La prochaine fois, Jay, c'est toi qui y seras, parce que tu auras bouffé trop de...

— De béton, je sais. »

L'être aux cheveux de jais claqua la langue, contrarié. Il prit place face à son interlocuteur. La mine boudeuse, il porta son attention sur Victor, à côté de lui, non sans retenir une grimace dégoûtée devant la pièce de viande au milieu de pommes de terre. Au même moment, la voix aigüe de Noa le salua.

« Je suis contente que tu sois en vie !

— Oui, dit-il, moi aussi je suis content d'être en vie. »

Les mots quittèrent ses lèvres avant qu'il ne les eut compris. Il ricana.

« Je n'aurais jamais pensé dire ça un jour.

— Pourquoi ? dit Victor.

— Penses-tu souvent que tu vas mourir ? »

L'homme aux cheveux verts posa ses couverts et, le visage fermé, il parut hésiter. Il se mordit la joue en un tic nerveux et effleura la manche longue de son col roulé noir.

« Pas spécialement, dit-il enfin du bout des lèvres.

— Moi non plus, je n'y pensais pas. Et sans penser à mourir, il est impossible de penser à vivre, tu ne crois pas ? Ce serait comme imaginer la fin sans connaître le début. »

La bise glacée soufflait dans son cou.

« Victor, c'est ça ?

— C'est ça, dit l'autre en souriant.

— Eh bien, Victor, tu as un très joli sourire. »

Il quitta sa chaise pour acheter un repas. À peine se fut-il éloigné qu'il croisa Elias, dont les joues se colorèrent de rouge lorsqu'il s'approcha. Il s'enquit de son état, de sa voix grave emplie de bienveillance.

« Pourquoi tu as attendu une semaine pour revenir ? dit-il. Je me suis inquiété...

— Pardon. »

Il baissa les yeux. Un pincement au cœur, il s'en voulait. Pourtant, comme à chaque fois, il n'était jamais parti. L'humain agita la main, ce n'est pas grave, et son sourire éclatant et son expression radieuse couvrirent le tic-tac de la montre à gousset par les pulsations d'un cœur battant. Les deux hommes revinrent à la table, où les discussions battaient leur plein. Les décibels grimpaient, rires, exclamations, sons stridents, bruits parasites. Le vacarme régnait. Aussi, lorsque Victor lança qu'il se rendait à la bibliothèque, Eden sauta sur l'occasion pour le suivre et s'évader du réfectoire bruyant.

Eden - Le Temps ne s'arrêtera pasWhere stories live. Discover now