SAUVAGES

𝟷𝟺 - 𝙲𝚑𝚊𝚌𝚞𝚗 𝚜𝚊 𝚙𝚕𝚊𝚌𝚎.

𝐑𝐨𝐬𝐞.

— Mais tu en as commandé combien, au juste ?

Marion, estomaquée, me retire les mots de la bouche.

— Tu as fait exprès, se renseigne Chrystel, les doigts dans sa crinière lilas, ou c'est une erreur d'entrée sur le formulaire ? Ou alors tu as gagné au loto ? Y'a mieux, comme investissement.
— Vous croyez que je me suis emballée ?
— Iris, je ne vois même pas pourquoi tu nous poses la question, pouffé-je face aux caisses qui nous ont obligé à bouger plusieurs tables.

Des citrouilles, des potirons et de la déco d'Halloween. Beaucoup. Partout. Si elle comptait décorer tout le quartier, c'est gagné. Le Cosy Cat's & frenchies compte désormais plus de cucurbitacées que d'animaux, et de pâtisseries dans les vitrines réfrigérées. Les nouvelles mascottes sont certes splendides – et volumineuses –, mais elles sont beaucoup trop nombreuses. Iris a eu la folie des grandeurs. Marion doit s'imaginer 1001 recettes sucrées pour éviter les pertes pendant que Daisy remue de la truffe en sniffant joyeusement tout ça.

Etonnée qu'aucune des filles n'ait renchérit, je pivote vers mon amie. Toutes les trois en train de me dévisager comme si j'avais une corne de Licorne au milieu du front, elles me filent les jetons. En particulier Iris, dont les yeux larmoyants ont terni son vert d'ordinaire si lumineux.

— Quoi ?
— On vous laisse, chuchote Marion en entraînant Chrystel avec elle vers la cuisine.

Fatiguée par ma séance de renforcement musculaire avec ma kiné, qui n'a pas lésiné sur mes efforts, je rapproche une chaise pour me laisser tomber dessus. Je baille aux corneilles, admirant toujours Iris qui n'a pas bougé. Aristo s'empresse de s'installer sur mes genoux. Le majestueux Savannah réclame toute mon affection. Ce chat ne le sait pas, mais il a un jour effrayé un lion. Ce souvenir doux-amer remue mon océan de chagrin.

— Tu as souri Rose. Ça y est. Deux fois.

Instinctivement, je porte mes mains à mes pendentifs.

J'ai remarqué que je pleure moins depuis que Roméo, Summer, et leur menace sournoise de rapatrier Aya à Paris pour m'obliger à quitter les ténèbres, ont trouvé comment me faire réagir.

Possible que les antidépresseurs soient presque mes meilleurs amis.
Le sofa de ma psy, aussi.

À la veille de la Toussaint, j'ai parcouru un chemin qui me paraissait impossible il y a trois semaines. Mes jambes me portent de nouveau, bien qu'elles soient souvent fainéantes. Mon dos et les articulations de mes bras jusqu'aux épaules restent douloureux, je fais avec. J'essaie peu à peu de sortir de l'emprise des analgésiques, ce n'est pas facile mais je tiens bon.

— Il faut croire que tout arrive, dis-je comme si ce n'était rien, alors que c'est un pas de géant.

Je pourrais rechuter. Ne pas crier victoire trop vite.

Iris passe derrière moi. Ses bras enroulant mon buste avec toujours la même précaution, elle colle nos joues pour m'avouer :

— Je suis heureuse, tu sais. J'ai eu la peur de ma vie. Je ferais quoi, moi, sans toi ? Qui enverrait des messages salés à Gauthier aussi bien que toi ? Qui viendrait envahir mon lit avec quatre kilos de cochonneries ? Qui saurait me rassurer quand un des chats ne va pas bien ?
— Un véto, réponds-je à sa dernière remarque en réprimant un ricanement, mais les larmes au bord des yeux de la voir elle-même ouvrir ses vannes.

Ma semi-euphorie ne dure pas à l'évocation de ma vocation. Tout revient. Fort. Très fort : mes études, mon diplôme, mon boulot. Ce dont j'avais rêvé tant d'années. Ma vie avant que tout ne vole en éclats pour ne laisser à mes pieds qu'un tas de débris ensanglantés. Et je leur en veux de nouveau, à tous, de m'avoir privée de ça. Les Reds, les Darks. Les Sharks. Danny. Cette pourriture est en tête de liste. Ce sociopathe sadique s'est aussi révélé être un connard de froussard. Il a pris la tangente pour sauver son cul quand son navire a pris l'eau sous les balles des Lions. Mais il ne l'emportera pas au Paradis. J'ai juré sur la sépulture de mes parents que s'il le faut, je l'enverrai moi-même en Enfer.