𝟸𝟽 - 𝚁𝚎[𝚌𝚘𝚗]𝚗𝚊𝚒𝚜𝚜𝚊𝚗𝚌𝚎. 𝟷 / 𝟸

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Rose.

Regard un peu hagard, jambes hésitantes et cœur incertain du rythme à adopter, je ne sais pas depuis combien de temps je me tiens là. Je ne saurais dire non plus si je fixe le grand portail en fer forgé, les nuages gris percés d'une éclaircie formant un timide arc-en-ciel, ou les pavés bien alignés de l'allée centrale qui n'attend que moi, par-delà la grille entrouverte. Ce dont je suis sûre, c'est que mes yeux humides n'ont pas attendu que mon coeur se décide, et que mes lèvres tremblantes n'ont pas besoin de parler pour que j'entende les mots qui se bousculent, là-haut. Mon état est sans équivoque : cette rencontre, je la redoute autant que j'ai conscience d'en avoir besoin. Alors, après une grande inspiration qui ne me calme pas, je pénètre finalement au Great Heaven, l'unique cimetière de Canyon Lake Valley.

Je n'ai pas fait huit pas que je m'arrête déjà, la vision troublée, le souffle coupé. L'ordre naturel des choses prévoit que les parents s'envolent vers l'éternité avant leurs enfants, évidemment, mais je trouve injuste de devoir me présenter à l'homme qui m'a créée, désirée, aimée, sans jamais l'avoir vu de son vivant. Parce que sa mort nous a séparés en scellant l'histoire de ma naissance ; de mon exil forcé. Et tout à coup, le manque d'une personne qui ne m'a jamais serrée dans ses bras m'étreint, tel un uppercut douloureux que rien n'annonçait si violent.

Déjà amputée, mon âme se demande vers quoi nous marchons, elle et moi.

L'apaisement ou l'abrasion.

La pénitence ou la délivrance.

Comment gère-t-on le deuil d'un être qui fait partie de nous sans avoir connu le son de sa voix ni la douceur de ses sourires ? Ce proche inconnu qu'on aime dès lors qu'on apprend son existence sans pouvoir l'expliquer, alors qu'on ne sait toujours pas comment surmonter la perte de ceux qui nous ont accompagnés de notre premier souffle jusqu'à leur dernier ? Comment peut-on se sentir autant amputée par l'absence d'un mort qui n'a jamais été présent dans nos vies ?

Pourquoi est-ce que j'arrive encore à mettre un pied devant l'autre quand tant de deuils pavent mon chemin ?

Je parviens finalement à traverser le grand parc calme et arboré en suivant le chemin dallé. Mes yeux sont tour à tour attirés par un bassin peuplé par plusieurs carpes Koi, comme si les défunts avaient besoin de compagnie, et toutes les croix blanches et stèles tombales sortant de terre, dans un gazon capricieux qui ne semble pas obéir aux saisons. Je ne suis pas surprise lorsque je tourne à droite sur l'allée 18, tel qu'indiqué sur le petit papier que froisse compulsivement ma main gauche, et découvre Summer devant un mausolée en granit sombre, un peu à l'écart des autres sépultures. Encore moins quand je m'aperçois qu'il est entouré de rosiers.

Remuée par mes émotions sans dessus dessous, déjà chamboulée par l'épreuve matinale du MC, je me fige pour tenter de reprendre un semblant de contrôle et de contenance. Je sais que je n'aurais qu'à faire sonner le téléphone d'Ashton pour qu'il déboule plus vite que son ombre. Que ses bras seraient assez solides pour me soutenir, notre fraternité assez forte pour m'insuffler le courage qui me fait défaut, à cet instant si important. Lui et Roméo m'ont laissé plusieurs minutes d'avance, conscients que ce moment particulier nous appartient d'abord à nous, Summer et moi. Mais je n'ai tout compte fait pas pu écarter totalement mon +1, ni mettre de côté Benjamin.

Eux et moi, on doit redevenir des As indissociables, même si mon Roméo nous quitte dans quelques heures, attendu par ses obligations professionnelles.

Lucide sur les sentiments qui m'assaillent, la femme avec qui je partage du sang et des traits communs s'avance doucement dans ma direction, mue d'un sourire compatissant qu'elle veut engageant, encourageant. Je m'en veux soudain de ma réaction. De nous deux, c'est elle qui a le plus perdu, il y a bientôt vingt-six ans. Son mari d'abord, puis son bébé qu'elle a voulu protéger, cette famille qu'elle rêvait de créer à leur image. Moi, j'ai eu la chance de grandir seize ans dans l'ignorance de ma prétendue adoption, et de ne pas souffrir en apprenant que ma mère ne m'avait pas mise au monde ; avec tout ce que ça signifiait, pour Ash et moi. Il m'a fallu un quart de siècle pour découvrir une vérité que je n'aurais jamais soupçonnée : je ne suis pas née sous X d'une mère trop jeune pour m'assumer, ni d'une femme qui n'a pas pu avorter et a été contrainte de mener sa grossesse à terme.

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