𝟷𝟼 - 𝙾𝚛𝚙𝚑𝚎𝚕𝚒𝚗𝚎.

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𝐑𝐨𝐬𝐞.

Après un saut à la supérette pour prendre de quoi grignoter sur le pouce, je rentre à la pension bien en équilibre sur mon moyen de transport, mon estomac se prenant encore pour une grotte. La faute à ma volonté de me restaurer qui a battu en retraite plus vite qu'un politicien mis face à ses responsabilités, devant deux paires d'yeux gourmandes qui me réclamaient une part de mon panini poulet-curry, toutes langues dehors. Atlan et Zeus savent toujours où me trouver. À croire que leurs truffes peuvent me repérer n'importe où.

Pourtant, j'ai un bon déodorant. Que je devrais offrir à Danny.

Mes deux gardes du corps m'encadrant, je leur fais la conversation pour occuper mon esprit, me sentant à la limite de mes possibilités. Je constate que Zeus a un pansement propre et me demande en souriant si c'est le Doc qui s'en est chargé après que je lui ai donné un cours accéléré. Le pauvre n'est pas à l'aise avec les canidés, rapport à une morsure quand il était enfant. Et pour sa défense, face à ma mine moqueuse quand il est venu vérifier ma re-blessure à la demande de Naya, il m'a également confié que Zeus serait aussi caractériel que son maître, « un fauve qu'il vaut mieux regarder de loin ». Et bien de mon point de vue, l'Atika est le plus raisonnable des deux. Au moins lui n'a pas essayé de me mordre et ma blessure, il n'y est pour rien. Jamais je n'aurais laissé un animal au fond d'un ravin sans possibilité aucune de s'en sortir seul. J'aime bien trop les animaux et dans ces situations, mon instinct va vers la préservation de l'animal et non vers ma propre survie. Rien de très logique, mais j'ai toujours préféré les bêtes aux hommes, c'est ainsi, d'où mon choix de carrière.

Arrivée aux grilles de la propriété de mon actuel petit chez-moi, je gare ma trottinette dans l'abri à vélo pour continuer à pied. Guidée par une force qui me dépasse, je m'installe sur un banc en pierre claire de la somptueuse roseraie toute en fleurs de Mme Newton. L'odeur florale prenante qui se dégage ici m'apporte un réconfort qui, pourtant, fait monter mes larmes et annihile bientôt cet éphémère apaisement. Les couleurs égayent mes yeux mais mes joues sont déjà trempées. Trop tard. Si je n'étais pas assise, mes jambes n'arriveraient pas à me soutenir.

Trop tard pour retenir mes sanglots.

Trop tard pour mettre un stop à mes souvenirs.

Trop tard pour ne pas me revoir en train de jardiner avec ma mère, il y a à peine un an, sur nos petits tabourets en bois et osier démodés, dans sa serre adorée entre des aquarelles de plantes qu'elle dorlotait comme je prenais soins de mes patients à plumes, à écailles ou à poils.

Trop tard pour ne pas voir défiler les saisons que nous avons passées toutes les deux à planter, semer, cueillir. Tout est là. Sauf elle.

Plusieurs spasmes s'acharnent à me faire trembler. Le soleil tape fort, mais je suis gelée à l'intérieur. Des barbelés lacèrent mes poumons à sec et je me noie dans les flashs cruels de ma nostalgie. Il y a douze mois, j'étais heureuse, peu soucieuse, ou autant que peut l'être une fille de mon âge. Je me sens si loin de la maison, et ça fait mal. Tellement mal que j'oublie comment inspirer, le regard bloqué sur les hauts arbustes épineux. J'accuse le coup de cette constatation, tout comme j'accuse depuis soixante-douze heures le coup de la révélation de l'employée d'état-civil.

— Il est parfois bon de vider son sac. Je suis une oreille attentive.

Dans un geste doux et pudique à la fois, la main de mon hôte vient gentiment recouvrir les miennes, jointes sur mes genoux, en prière. Je ne l'ai ni vue ni entendue s'asseoir. Elle me laisse le temps de recomposer sommairement les pièces de mon cœur en miettes, dans un silence agréable qui ne laisse pas la place à la gêne. Je me laisse bercée par le chant timide des oiseaux, le clapotis de l'eau dans la petite fontaine, et le léger sifflement de l'arrosage automatique au pied des rosiers. Il me rappelle la canicule qui est de sortie aujourd'hui. Sans m'en rendre vraiment compte, elle s'est rapprochée et a passé un bras autour de mes épaules. Dans un besoin impérieux de chaleur humaine, de consolation même en surface, je me laisse étreindre par cette semi-inconnue jusqu'à être de nouveau capable de parler.

SAUVAGESWhere stories live. Discover now