Le Signe Jaune

Petit-déjeuner

Le petit déjeuner fut un moment privilégié pour Thiers et Ernest de faire plus ample connaissance.

Le premier avait commandé un café noir et un croissant, pensant expédier la formalité du premier repas en deux ou trois minutes. Il découvrit que Ernest avait un sens beaucoup plus poussé de la collation qu'il ne s'y serait attendu.

Le tout nouveau brigadier-chef, qui avait délaissé son uniforme pour une tenue civile plus appropriée à leur enquête, en tout cas d'après la suggestion très appuyée de son collègue et supérieur, s'était lancé dans un rituel matinal élaboré.

Il avait ainsi disposé devant lui, sur la table du restaurant de l'hôtel, un yaourt nature jouxté d'un petit pot de miel qu'il entendait mélanger avec une bonne dose de céréales. Derrière cette première ligne, refroidissait doucement une grande tasse de café noir, elle-même alignée avec un verre de jus de pomme. En dernière rangée, il avait mis tout le reste. La table étant petite, il avait dû empiéter sur la zone de son camarade. Thiers avait ainsi sous les yeux, une petite panière remplie à ras bord de viennoiseries, de tranches de pain complet toastées et de quelques biscuits sous emballage plastique. Une poire et une banane complétaient la nature morte composée par Ernest.

Thiers se demandait si le brigadier-chef avait la ferme intention d'ingérer le tout (et si oui en combien d'heures) ou s'il avait en tête de constituer des réserves pour le reste de la journée. Devant l'application méthodique qu'Ernest mettait à déguster chacun des mets, Thiers conclut que le petit-déjeuner sur le pouce prendrait plus longtemps qu'escompté. Il se saisit du journal local et inspecta les titres des articles, à la recherche d'actualités pouvant être liées à leur propre enquête.

Les cas de d'intoxications et de folies furieuses semblaient connaître un léger déclin depuis deux semaines, mais les incidents demeuraient nombreux dans la région, même plusieurs mois après la déclaration de l'étrange épidémie.

Le préfet ainsi que le chef d'état-major américain se voulaient rassurants : le laboratoire de l'hôpital Firestone venait d'annoncer une découverte significative dans les recherches sur les origines du mal. Une substance encore inconnue avait été isolée et les scientifiques se focalisaient désormais sur son étude. Selon leurs premières constatations, il pouvait s'agir d'un élément fongique indéterminé. Les autorités sanitaires invitaient donc la population à éviter absolument toute consommation ou contact avec le moindre champignon tant que les recherches resteraient en cours.

Fait divers : plusieurs propriétaires de vidéo-club de la ville se plaignaient que la majorité de leurs stocks de cassettes subissaient d'importants dégâts. Les films s'effaçaient petit à petit, devenant illisibles. Ils arrivaient à la conclusion qu'une importante perturbation électromagnétique rendait les magnétoscopes défectueux. Ceux-ci, au lieu de lire les films, enregistraient des bribes d'émissions de télévision. Le manque à gagner se cumulait et certains avaient peur de devoir fermer boutique d'ici peu. Plusieurs riverains habitant près des ports rapportaient également de nombreux incidents et pannes de téléviseurs ou de radios. Interrogées sur le sujet, les autorités militaires américaines et françaises déniaient vigoureusement toute implication. Les porte-paroles des deux état-majors démentaient également qu'il y ait de quelconques tests de matériels informatiques secrets en cours dans la zone portuaire ou au large.

Incident au concours de beauté de Miss Var. Une échauffourée vite contenue a eu lieu samedi soir lors de l'élection de la reine varoise. Alors que Miss Haltenbeirger, jeune beauté américaine était désignée grande gagnante du concours, ses deux dauphines, de nationalité française, se sont rebellées contre cette décision et s'en sont prises au jury et à la lauréate. Elles ont expliqué les raisons de leur colère en rappelant que cette élection faisait partie du concours national Miss France, et qu'il n'y avait aucune raison que ça ne soit pas une jeune française qui représente la région. Le comité régional ne s'est pas encore prononcé sur une éventuelle invalidation. Miss Haltenbeirger s'est sentie offusquée par la réaction de ses rivales et a rappelé qu'elle était née sur le sol français et avait toujours vécu à Harbor hill depuis sa naissance, tout comme la plupart des autres candidates.

— Des nouvelles intéressante ce matin, inspecteur ? s'enquit Ernest alors qu'il avalait sa dernière gorgée de jus de fruit.

— Non, pas vraiment, conclut Thiers en repliant la feuille de chou. Comme dans toutes les régions du pays, la presse locale tient plus de la compilation de ragots que du journalisme. Vous avez terminé ?

— Vous êtes pressé ?

— Non, pas vraiment.

— Dans ce cas, je pense que je vais me resservir un petit café et une part de cette délicieuse brioche à la crème. Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, bien sûr.

— Allez-y faites. Je vous avouerais que vous voir manger comme quatre m'a ouvert l'appétit. Allons goûter cette brioche.

Les deux policiers se dirigèrent de concert vers le buffet pour se resservir.

À leur retour, ils trouvèrent, déposée sur leur table, une enveloppe kraft fermée à la va-vite à l'aide d'un épais élastique. Aucune inscription, aucune marque. L'enveloppe était froissée et avait déjà servie à plusieurs occasions. Ernest défit l'élastique et glissa sa main à l'intérieur. Il en sortit une cassette VHS.

Thiers scruta le salon autour d'eux, espérant découvrir une silhouette fuyante ou le moindre indice sur la personne qui aurait pu leur livrer l'objet. Les deux GI, toujours en planton sur le parking fumaient dans leur jeep. Ce ne pouvait être eux. La salle à manger était bondée et il y avait trop de va-et-vient entre les tables et le buffet pour espérer soupçonner quelqu'un en particulier.

Thiers examina l'objet. Aucune étiquette, aucune marque distinctive. Il fourra la cassette dans sa sacoche se rappelant qu'il en avait déjà une autre à visionner dans sa chambre.