La disparition de Camilla Kerselec

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Le sous-brigadier Ernest parcourrait le dédale de couloirs, d'ascenseurs et d'escaliers de la Direction Régionale avec l'aisance d'une anguille. Son pas rapide ne montrait aucune hésitation. Tout comme ses réflexes lorsqu'il s'agissait d'esquiver les obstacles et garder son équilibre lorsqu'un collègue en uniforme ou en civil déboulait d'une porte à l'improviste. Ernest était aguerri aux parcours dans les méandres de son administration. Il louvoyait le long des couloirs tapissés de moquettes usées, de linos défraîchis ou de planchers rayés, et se demandait parfois s'il existait un autre fonctionnaire de police connaissant aussi bien que lui les méandres de l'imposant bâtiment.


Lorsque le commandant Maynard l'avait dépêché quérir le Lieutenant Thiers, il avait toutefois marqué une pause. Il lui fallut une fraction de temps pour se rappeler qui était Thiers et où se situait son bureau, pour ne pas dire placard. Puis l'image mentale du jeune officier Xavier Thiers se cristallisa dans son esprit et il haussa un sourcil en se rendant compte du caractère incongru de cet ordre. Ernest se demanda pourquoi le commandant avait besoin des services d'un subordonné aussi transparent. Personne ne connaissait vraiment Xavier Thiers à la D.R. On le croisait parfois tôt le matin, ou tard le soir, rarement au réfectoire, à peine plus souvent dans la cour intérieure de l'aile nord. Mais personne n'allait jamais dans cet espace microscopique, petite aire vaguement arborée de buissons rachitiques, encastrée entre les façades intérieures lugubres de l'administration. Personne, si ce n'était Thiers, justement.


C'est justement là qu'Ernest le trouva, assis sur un banc en pierre dont le sous-brigadier n'avait jamais relevée l'existence jusqu'à ce matin.


Xavier Thiers se tenait là, dans l'ombre et l'humidité permanente, emmitouflé dans une épaisse parka grisâtre et délavée.


Le jeune lieutenant leva le nez du dossier qu'il était en train de consulter, clope au bec, lorsqu'il perçut le bruissement de la vitre coulissante annonçant l'arrivée de son visiteur.


— Lieutenant Thiers ? demanda Ernest en guise de bonjour.
— Oui ? Bonjour.
— Bonjour Lieutenant. Le commandant Maynard souhaite s'entretenir avec vous. Sur le champ.
— Ah ? Très bien. On se connaît ?


Ernest fut décontenancé par cette question. Il ne comprit pas dans le ton de son jeune collègue, s'il s'adressait directement à lui, ou s'il évoquait le Commandant Maynard.


— Maynard est l'un des divisionnaires de la D.R. Un de vos supérieurs directs si je me souviens bien.
— Non. Vous. Je sais très bien qui est Maynard. Mais vous ? Je ne vous ai jamais vu de ce côté du bâtiment.
— Oh, moi ? Je ne fais que passer des informations et des transmettre des dossiers d'un bureaux à l'autre vous savez.
— Mmm... Pardon. C'était un peu inapproprié. Je ne vois pas souvent de monde par ici. Je suis toujours un peu étonné quand un collègue arrive jusqu'à ma grotte.


Il était de petite notoriété que Thiers occupait à lui seul un couloir entier d'un entre-deux étages, perdu tout au fond de l'immense bâtiment et qui portait pompeusement le nom de "Service des Affaires en Cours". Le service en question était constitué principalement de trois pièces d'archives insalubres et d'une ancienne cellule recyclée en bureau. Le placard des dossiers insolubles. La grotte des cas désespérés. L'antichambre des affaires classées. Xavier Thiers régnait seul sur ce désert administratif depuis bientôt quatre ans. Il s'agissait de sa première affectation. Et un bruit de couloir prétendait que c'était lui-même qui l'avait demandée lorsqu'il était arrivé 3ème au concours des inspecteurs de la promotion 1987.


Ernest hésita entre un mot de condescendance polie et une attitude purement fonctionnelle. Il émit un léger pincement de sa fine moustache, l'équivalent pour lui d'un sourire compatissant et invita le lieutenant à le suivre à travers les coursives. Quelques instants plus tard, il l'introduisit auprès du Commandant divisionnaire Maynard.


— Non, ne sortez pas Ernest, intima l'officier supérieur. Fermez la porte et asseyez vous. Tous les deux. Les deux policiers s'exécutèrent. Ernest lança des gros yeux étonnés, presque effrayé par l'ordre de son supérieur.
— Ernest, ça fait combien de temps que vous servez comme coursier à la Direction Régionale ? interrogea Maynard tout en faisant mine de ranger les feuillets d'un épais dossier.
— Je... Je suis en poste ici depuis dix ans.
— Et ça fait trois ans que nous n'êtes pas sorti du bâtiment pour ainsi dire, poursuivit le divisionnaire.
— Je porte assez régulièrement des plis au bureau du Procureur ou à la Préfecture.
— Arrêtez vos conneries ! Combien de temps que vous n'êtes plus aller sur le terrain ?
— Et bien, euh depuis...
— Depuis que vous et votre collègue Debors vous vous êtes faits tirés dessus. Pas vrai ?
— Oui. C'est exact.
— Bon. Vous êtes au courant que Debors vient de passer brigadier-chef et qu'il a été muté dans le Var, n'est-ce pas ?
— Vous me l'apprenez.


Thiers écoutait l'interrogatoire du flic en uniforme avec beaucoup plus d'attention qu'il ne laissait paraître, devinant que son tour allait venir d'ici peu et se préparait aux éventualités concrètes que semblait dessiner Maynard.


— C'est votre tour de monter en grade, Ernest. Félicitations. Vous êtes désormais vous aussi brigadier-chef.


Maynard referma abruptement son dossier, enfin rangé et s'adressa à Thiers.


— Thiers, je vous présente le brigadier-chef Alexandre Ernest. C'est votre nouvel assistant au Service des Affaires en Cours.
— Enchanté, s'amusa Thiers en tendant une main amicale à Ernest. Moi c'est Xavier Thiers. Bienvenu dans le fond du sac.
 — Voilà, les présentations sont faites. Maintenant, parlons peu, parlons bien. Je viens d'intercepter un dossier qui traînait dans la pile des déclarations de disparitions suspectes. Camilla Kerselec. Dix-neuf ans. Disparue depuis quatre mois. Rien de concret dans le dossier. Il tient en une quinzaine de pages. Le voici. La Brigade de recherche du Var étant totalement débordée, elle l'a renvoyé ici, dans la région d'origine de la disparue. Hier, j'ai reçu un coup de fil de l'avocat de la famille. Ca faisait trois semaines qu'il essayait de savoir où le dossier était passé et qu'il cherchait à contacter un enquêteur.


Maynard s'interrompit et observa un instant Xavier.
— Thiers. C'est pour vous.
— Pourquoi moi ?
— Vous comprendrez vite pourquoi. J'ai vu avec la DG du Var : vous irez sur place en renfort de leur brigade des disparitions et vous serez affectés à cette seule affaire.
— Ils sont si débordés que ça ? demanda Thiers.
— Vous déconnez ! s'étouffa Ernest. Vous ne regardez pas la télé ? Depuis des mois il y a une sorte d'épidémie autour de Harbor Hill. Ca se répand dans tout le département. Des gens deviennent fous et s'entretuent.
— Quoi ? S'exclama Thiers. Comme à...
— Comme à Pont Saint Esprit, lâcha Maynard pour conclure la déduction de son jeune collège.

Le Signe JauneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant