7. QUELQUES FOIS LES AMANTS SONT DES INCONNUS

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L.

je crois qu'il est bientôt temps que...

ANTON (s'écrie, s'exclame)

non ! ne dis pas la suite. ne la dis jamais. s'il te plaît. 

L.

je ne la dirai pas, si c'est ce que vous souhaitez. j'ai bien l'impression que c'est ce que vous souhaitez. à votre place je souhaiterai la même chose. 

ANTON 

tu devais me parler de toi. j'aimerai que tu me parles de toi et des astéroïdes qui lévitent autour de ton corps. tu dois me parler de toi. oh, s'il te plaît L. parle moi de toi. tu ne m'as parlé que des autres — de E. , de S. , de N. et des autres. mais que m'as-tu réellement dit de toi ? je me le demande ; je te le demande.

L.

j'ai bien peur de ne pas savoir comment parler de moi. je ne parle de moi qu'à travers les autres ; c'est ainsi. je suis ainsi.

ANTON

alors, ne veux-tu pas me parler de toi à travers moi ? je te donne mon corps, mon âme, mes mots, mes cordes vocales, ma parole. je te donne qui je suis et tu me parles de toi. je veux vraiment que tu fasses cela. en es-tu capable ?

L.

il se fait si tard désormais. j'ai la langue pâteuse de parler et mes mots se sont desséchés tels des fleurs fanées. il fera nuit quand je sortirai de l'église. je ne veux pas en sortir ; cette nuit serait bien trop brutale à découvrir. seul, je ne veux pas la découvrir. j'ai besoin de vous. il me faut votre corps pour me pousser, votre voix pour me guider, vos mains pour bander mes yeux afin que je ne vois pas la nuit. je ne dois pas voir cette nuit. si je dois sortir seul — si je dois sortir sans vous — dites-le moi et je m'en irai immédiatement. je n'attendrai pas la nuit. mais, si vous me confirmez que vos doigts enserreront les miens, que vos lèvres baisseront mon front, mes joues, mon corps, je resterai jusque dans la nuit. je vous assure que je resterai.

(s'arrête un instant, reprend sa folle respiration)

vous aimeriez que je reste n'est-ce pas ?

ANTON

je te supplie de rester. nous sortirons dans la nuit ensemble, ainsi nous ne nous verrons pas. il planera encore ce mystère, ce voile de l'anonymat, ce bouleversement de l'identité. peut-être que nous nous n'allons pas nous aimer ; peut-être que nos corps n'éprouveront rien — j'ai peur de cette éventualité.

L. (murmure avec douceur)

nous avons nos mots, nous avons nos voix, nous avons les souvenirs et les histoires ; et puis si nous ne pouvons vraiment pas nous voir nous n'aurons qu'à fermer les yeux — l'amour se fait bien les paupières closes, lourdes sur les choses. alors, n'ayez pas peur, il ne nous arrivera rien.

ANTON

tu as les mots justes, rassurants. tu ressembles à un poète, je le sais. 

L.

il est vrai que parfois je manie les mots. je me plais à leur donner une forme qu'ils ne connaîtront jamais ailleurs. j'aime la vitalité à laquelle ils aspirent lorsque je les modèle à ma guise. ils vivent au gré du vent de mes envies, dans la folie de mes passions et l'avènement de ma fin. cependant mes mots sont fourbes : parfois ils se dérobent et même avec toutes mes volontés il est impossible de leur faire reprendre leur forme originelle. j'aime rêvasser des mots et de leur dureté, ils sont une partie de moi que j'apprécie, dans laquelle je vois les autres se refléter. c'est ainsi que je vous vois — que je vous ai vu. c'est ailleurs ainsi que je vous connais. je voue une reconnaissance indicible aux mots de m'avoir permis de vous connaître.

ils se connaissent ; ainsi soit-il Where stories live. Discover now