La Buveuse de chocolat

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A l'aéroport, une femme buvait un chocolat chaud en maudissant son collègue qui l'avait forcée d'interrompre ses vacances bien méritées pour le remplacer à l'improviste. L'imbécile avait dû se faire repérer. En buvant la dernière gorgée, elle avisa un homme qui se dirigeait vers elle.

L'inconnu s'assit sur le siège voisin et ouvrit un journal.

- Les nouvelles sont bonnes ? demanda-t-elle pour qu'il confirme son identité.

- Pas pires que d'habitude. Comment est votre chocolat ?

- Sucré à en devenir diabétique.

Etant assuré de parler à sa consoeur, l'homme se détendit et, sans quitter des yeux son journal, la remercia d'être venue. Sans le regarder non plus, elle souffla du nez et lui répondit qu'il avait intérêt à avoir une bonne raison de faire appel à elle. Bien sûr elle parla à voix basse pour que lui seul pût l'entendre, sa bouche couverte par son col roulé pour que personne ne pût lire sur ses lèvres. Ainsi les agents étrangers rôdant dans l'aéroport pour s'emparer des documents, chacun travaillant pour son propre pays, ne pouvaient pas tous comprendre que les agents français venaient de se rencontrer.

- Intéressant. Il y aura une allocution présidentielle, ce soir.

Il se leva alors, sans dire un mot de plus, laissant son journal sur le siège. Il partit rejoindre son vol, mais s'écroula après quelques pas. Elle se précipita vers lui et vit qu'il avait été empoisonné. Elle joua la voyageuse désemparée et appela à l'aide le personnel de l'aéroport pour qu'ils contactent les secours et s'occupent de lui. Elle profita du désordre pour prendre le journal de la victime et l'avion.

Elle quitta le niveau 4 d'embarquement pour regagner le niveau 2 où étaient rassemblés les commerces et les lieux de restauration. Elle ne pouvait pas s'enfermer dans un avion avec plusieurs agents ennemis. Il fallait d'abord qu'elle règle leur compte, pour le bien de la mission et pour venger son collègue. Mais comment ? Devait-elle les traquer et frapper avant qu'ils fussent prêts ? Ou les attendre sur son terrain ? Elle choisit la deuxième option, plus discrète et moins fatigante. Elle s'assit donc à la table d'un restaurant hipster, dans un coin isolé, et ouvrit le journal pour retrouver l'article sur l'allocution. Une clé USB y était scotchée. Elle comprit quelle était sa tâche, et n'avait plus qu'à attendre. Elle fut très vite abordée par un homme qui était une caricature de méchant de James Bond : grand, musclé, coupe à la brosse, allure militaire. Quand il lui demanda avec un accent russe à couper au couteau - et un silencieux sous la table braqué sur elle - de lui remettre l'objet, elle lui offrit avec désinvolture une soupe vegan bio équitable butternut-carotte alors que le serveur apporta ce qu'elle avait commandé pendant son attente. Le barbouze ne releva pas, extrêmement concentré sur les gestes de la femme réputée retorse qui savourait un magret de canard au miel, pas le moins du monde perturbée. Lorsque la soupe fut servie, elle y trempa son doigt car elle voulait goûter. Le Russe ne réagit pas, ne voulant pas attirer l'attention. Il mangea, le pistolet toujours braqué sur la femme qui buvait tranquillement un nouveau chocolat ; sa boisson préférée, avachie sur sa chaise. Il mourut instantanément et s'effondra sur la table, la tête dans le potage. Elle l'avait empoisonné en trempant son ongle couvert de vernis toxique dans le plat. La première élimination passa inaperçue.

Plus tard, en traînant dans l'aéroport pour faire l'appât, elle vit du coin de l'oeil qu'une femme la suivait en s'efforçant de rester discrète. Elle n'était donc pas une simple passagère. La buveuse de chocolat avisa des toilettes où elle pouvait se préparer. Une fois entrée, elle pénétra dans un WC, sortit du « fil dentaire » et le tint en bouche. Quand l'autre entra dans la pièce, elle ouvrit brusquement la porte et saisit l'espionne pour l'enfermer avec elle dans le WC. Elle la projeta contre une cloison et cette dernière jura en japonais. L'agent français l'étrangla avec le fil. L'autre se défendit vaillamment mais ce fut peine perdue. Elle fut abandonnée là par l'agent français qui accrocha à la porte le panneau hors-service installé sur celle du WC voisin. La seconde élimination passa tout aussi inaperçue.

Arrivée à un café, elle commanda un chocolat chaud pour se remettre de ses efforts. Tandis qu'elle touillait, un autre homme s'installa à côté d'elle en lui faisant signe qu'elle n'avait pas intérêt à faire le moindre geste suspect. Le barman mit à leur disposition des cacahuètes et le barbouze eut un regard d'aversion. Il commanda la même chose qu'elle, elle demanda les spéculoos de l'autre côté du comptoir. L'homme apprécia car elle se comportait de façon naturelle et donc la remercia de sa coopération d'un "Danke" doucereux. Pendant qu'elle trempait ses biscuits dans sa tasse, il négociait pour récupérer la clé, en gardant sa propre tasse loin d'elle. Il lui promettait de l'argent, de précieuses informations utilisables, jusqu'à une retraite sûre et paisible. La buveuse de chocolat écoutait patiemment alors que les spéculoos s'étaient dissous dans sa boisson. A un moment, un client passa juste derrière elle et elle le fit trébucher, ce qui détourna pendant quelques secondes l'attention de l'ennemi et lui permit d'échanger subrepticement les boissons. Elle aida le client à se relever, sous le regard de l'autre agent qui but toute la tasse, pressé d'en finir. Il lui demanda sa réponse, elle déclina poliment. Alors qu'il s'apprêtait à sortir une arme, le café aux spéculoos sans huile de palme mais avec huile d'arachide fit effet : l'homme se mit à enfler de partout et le barman appela du personnel pour tenter de le sauver. La troisième élimination passa pour un regrettable accident.

Déambulant à nouveau dans le terminal, elle se fit capturer par une policière de l'aéroport qui la conduisit dans une salle d'interrogatoire. L'officier la tint en joue, pour changer, et elle lui donna l'ordre, avec colère et impatience, de lui remettre la clé right now. La buveuse de chocolat sortit la clé et la lui lança. Dans l'oeil. L'espionne américaine porta les mains à son visage sous le coup de la douleur. La Française retira une de ses bottes à talon aiguille et asséna un grand coup, très violent, dans la tête de l'ennemi qui mourut sur le coup, le crâne et le cerveau perforés. La quatrième élimination fut salissante et colorée.

Elle fit un dernier tour pour vérifier s'il y avait encore des importuns. Il en restait effectivement quelques-uns, mais ils n'osaient pas l'approcher, pas après avoir vu l'état de ses victimes. Ils étaient espions, pas kamikazes. Ils baissaient les yeux quand elle les regardait. L'un d'eux couina même un "Pardon Madame..." quand elle passa devant lui pour regagner la porte d'embarquement.

Plus tard, à L'Elysée, une clé USB fut remise au président. Celui-ci félicita l'agent français d'avoir sauvé son pays en l'empêchant de tomber entre les mains d'une puissance étrangère. Enfin, il lui promit récompenses et honneurs. Nullement impressionnée, elle le remercia simplement et prit congé.

A 20h, l'allocution débuta à la télévision. Le président commença par parler de la politique étrangère de la France, ce pays fier, indépendant et inébranlable qu'il avait l'honneur de diriger selon la volonté des Français, avec un regard triomphant et arrogant adressé aux autres Etats. L'ex-agent sourit en coin, goguenarde, tout en sortant d'un sachet une clé USB plantée dans un morceau de chair qui fut autrefois un oeil. Elle tenait un chocolat chaud préparé par ses soins dans une main et la France dans l'autre.

Et elle avait de grandes ambitions pour son pays.

La Buveuse de chocolatWhere stories live. Discover now