𝟻 - 𝙻𝚎 𝙳𝚒𝚊𝚋𝚕𝚎 𝚜𝚎 𝚌𝚊𝚌𝚑𝚎 𝚍𝚊𝚗𝚜 𝚕'𝚒𝚗𝚜𝚘𝚞𝚙𝚌̧𝚘𝚗𝚗𝚊𝚋𝚕𝚎

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«De nos jours, tout grand homme a ses disciples et c'est toujours Judas qui écrit la biographie.» Oscar Wilde.

«Il y a trois espèces d'amis : Thomas qui doute, Pierre qui renie, Judas qui trahit.» Hugo Victor. Citation Littérature et philosophie mêlées (1834)

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𝐑𝐨𝐬𝐞.

Un battement de cils suffit pour que tout s'effondre. L'effet papillon. Le mien n'est pas dans l'espace, mais dans le temps. C'est ce que je me répète depuis plusieurs minutes déjà, comme pour oublier l'environnement qui m'entoure. Je me transpose ailleurs, dans une illusion inventée pour apaiser les coups que me porte mon myocarde. Je pense à Paris. À mon ancienne vie. Je pense à mes études, à ma passion pour les animaux. Je voulais travailler rapidement, ce qui m'a fait écarter le titre de vétérinaire : sept ans d'études post bac, c'était trop pour mon impatience. Aujourd'hui, tout cela me parait loin, une considération futile au regard des choix qui m'ont portée ici. Les miens, ceux des autres. Ceux d'Ashton et mes parents.

— Avance, la pouffiasse ! me bouscule sans scrupule l'homme aussi immense qu'incommode à ma gauche.
— Va te faire voir, Néandertal !

Hargneux, le grand blond à la mâchoire balafrée d'une longue cicatrice irrégulière, balance son poing fermé sur mon épaule. Il m'arrache un cri de douleur et de surprise qui fauche mon souffle de longues secondes.

— Ne l'abîme pas trop, Vingt, mugit l'un de ses acolytes. Le Big Boss la veut en bon état.
— Pour le moment... se marrent les deux de devant.

Un long frisson me prend de court et fait se crisper mon estomac. Les larmes envahissent mes yeux déjà bien aveuglés dans ce souterrain plus crade qu'un squat à la Goutte d'Or, mais je ne peux m'en prendre qu'à moi-même : je suis ici de mon plein gré. Je peste en français pour les maudire jusqu'à la fin des temps – Vingt, un peu plus que les autres –, manque de trébucher sur un objet non identifié au vu du manque flagrant de luminosité dans ce trou à rat. Une main calleuse me retient violemment par la nuque et m'oblige à presser le pas, tandis que le canon d'une arme se charge de creuser mes reins. Les quatre enfoirés autour de moi – deux ouvrant ma marche funèbre avec des lampes torche, et deux autres postés de part et d'autre de mon corps dont le connard à la main leste –, s'en donnent de nouveau à cœur joie en m'insultant comme s'ils étaient en plein concours.

Nous marchons ainsi plusieurs centaines de mètres, durant lesquels je tente de rester une dizaine de fois en apnée, le plus longtemps possible. Ma migraine de la journée est encore montée d'un cran à cause des relents écœurant des galeries sombres que nous empruntons. Mes sinus n'en peuvent plus. Certainement la gifle avec laquelle ils m'ont accueillie tout à l'heure, parce que je n'ai pas été assez rapide à les rejoindre à leur goût, y est-elle pour quelque chose aussi.

J'ai vite perdu la notion des pas et de l'itinéraire parcouru, obnubilée par l'idée terrible qu'ils étaient si proches de nous, depuis tout ce temps. D'Aya... De toute façon, ils ne me laisseront pas l'opportunité de leur fausser compagnie et quand bien même, ces souterrains sont pires qu'un labyrinthe dessiné par Machiavel. Les catacombes de Paris sont plus propres et propices à la promenade en famille que ces égouts répugnants. Winny et moi nous étions demandé d'où sortent les Reds. Elle serait aussi surprise qu'horrifiée d'apprendre que leur Enfer était juste sous nos pieds. Que je n'ai pas eu besoin de quitter la propriété de Bella et Gary car les quatre miliciens m'attendaient à quelques mètres de mon cabanon, là où personne ne serait allé les débusquer.

Je remonte à la surface de mon esprit lorsque, au bout d'une marche qui m'a laissée transpirante, je me retrouve de nouveau brutalement propulsée en avant et n'ai pas le temps de me retenir à quoi – ou qui – que ce soit. Mon corps, alors sur pause de toutes ses souffrances, se réveille. La douleur de mes rotules et mes paumes heurtant une surface dure comme du béton mais non plane est atroce, j'en reste étourdie. Mon poignet droit craque dans la chute, je crie. Ils éclatent de rire. Tous. Le concert m'informe qu'ils sont à présent beaucoup plus à se repaître du spectacle. Je tremble, à l'intérieur, une peur effroyable dont je suis en partie responsable.

SAUVAGESWhere stories live. Discover now