14. Filiations (1).

Börja om från början
                                    

— Que ferez-vous si la brise se renforce, qu'il vente tout à coup et que le feu devienne incontrôlable ? Vous risquez de mettre le village en danger, et le bétail aussi.

— Non pas, le coupa avec fierté l'homme drapé de noir, toujours assis. Je suis parfaitement capable de maîtriser ce feu, si c'est tout ce qui t'inquiète.

— Tiens ? Je ne vois pas d'eau avec vous, le railla-t-on. Finn rendit un regard flegmatique, quasi moqueur, à son visiteur et tendit une main vers les flammes. Il murmura quelque chose qui, aux oreilles du berger, ressemblait à une litanie gutturale, à peine audible, et dont le rythme se rapportait à un chant ancien. Alors, les flammes crépitèrent et tremblèrent avec frénésie, comme si elles se consumaient à toute vitesse. En quelques secondes, elles se recroquevillèrent, ondulèrent le long des brindilles et autour des braises, jusqu'à ce que l'étreinte entre bois et bluette ne blanchisse et rompe en arabesques langoureuses et en fumerolles ternes. Le sorcier regarda derechef le garçon qui fixait le foyer éteint, interdit. Il se remit à fredonner d'une voix grave et aussitôt la combustion reprit dans un craquement sonore, faisant sursauter le pot qui tinta à son tour.

Malgré cette démonstration fort inhabituelle - un tournemain, en vérité -, le gardien de troupeau continuait de fixer le petit four comme si tout son mystère résidait là et non en la personne de l'incantateur. Ce qui, d'ailleurs, finit par gêner ce dernier qui se demandait s'il n'était pas parvenu à hypnotiser son écornifleur. Dès lors, un silence embarrassant s'installa entre les deux hommes tandis qu'un à un, les moutons prennaient possession de la place et semaient dans leur sillage de petites boules noires à l'odeur pestilentielle. Décidément, Finn aurait voulu que le pâtre sorte de sa transe et opère un demi-tour, mais celui-ci avait recommencé à froncer les sourcils et montrer des signes de crispations. Pourtant, l'éclat ne vint pas, si ce n'est celui du chien qui surgit de nulle part et sauta sur le sorcier. Parti à la renverse, sitôt harcelé de coups de langue, le servant du Roi se mit à geindre en repoussant le cabot sous le regard amusé du berger, qui semblait hésiter à rire franchement. L'assaillit se leva d'un bond, épousseta son dos et indiqua l'horizon à son assaillant d'un doigt autoritaire, lequel s'y dirigea avec un entrain innocent.

— Bon, fit sèchement le sorcier qui pestait intérieurement contre le chien, les joues un peu rouges. Vas-tu me dire ce que tu me veux ou es-tu simplement venu pour une mise en garde ?

Le pâtre, cependant, ne semblait pas décidé à parler. Il était le premier villageois à s'être déplacé pour lui causer, le premier duquel il n'était pas venu s'enquérir en personne, et celui-ci se taisait. Finn fulminait d'impatience, il n'était même pas curieux du motif de sa visite. Mais la vue d'un petit agneau qui le frôlait, fluet et dansottant du bout de ses sabots, le rappela étrangement à son souvenir. Il comprit.

— Tu viens pour savoir comment va Elke, n'est-ce pas ? devina-t-il, son cœur se serrant presque pour ce qui allait suivre. Vous êtes amis ?

Soudain décontenancé, le garçon hocha la tête et leva des yeux brillants sur le marabout après quelques instants. D'une voix tordu par l'inquiétude, il lui demanda :

— Comment se porte-t-elle ? Ça fait des jours que je ne l'ai pas vu, alors que d'habitude, il ne s'en passe pas un sans que ce n'soit le cas. Dites-moi ce qui se passe, s'il vous plaît, je sais que c'est vous qui la gardez. S'il vous plaît...

— Ce n'est pas à moi qu'il faut le demander. C'est à ton Chef, lui seul te dira ce que tu peux savoir, rétorqua le citadin, trop heureux d'avoir cette excuse car il n'avait pas encore fait part de ses observations à quiconque, et cela le rendait anxieux que l'on vienne fouiner ainsi dans ses affaires.

— Il ne veut rien me dire, geignit le jeune berger.

— Dans ce cas, moi non plus.

Et il répondit avec sa placidité coutumière au regard blessé qu'on lui lança. Il espérait que sa fermeté ait été suffisante pour que, vexé, son visiteur se détourne et reparte sillonner la brome. Et vexé il fut, mais au lieu de s'éclipser, il s'assit près du feu d'un air décidé et attendit. Le sorcier comprit très vite son geste et serra les dents pour ne pas aussitôt le traiter de sale mioche entêté, de lardon et autres quolibets rapetissants. A bien y regarder, il était vrai que le pâtre était encore jeune. Il comprenait l'origine de son obstination, son sentiment d'impuissance face à la rigidité des adultes qui ne tentaient pas de le rassurer, ni de lui expliquer. Et puis, ces derniers jours étaient marqués par la redondance de certains comportements : le Chef, son neveu, l'aubergiste et sa femme, ainsi que sa fille, le dévisageaient tous durement lorsqu'il descendait de cette chambre où Elke reposait. Toute l'angoisse qui brillait du fond de leurs yeux venait le frapper à la gorge. Celle du Chef, suppliante, était la plus pénible d'entre toutes. Les autres lui étaient moins sinistres car mêlés à la colère, et cette dernière lui était plus coutumière.

L'engouement autour de cette bergerette le laissait dans l'incompréhension la plus totale. Pourquoi leur était-elle si précieuse ? De qui au juste s'occupait-il, matin et soir ? Il ne tint plus ; il se rassit à sa place et demanda d'une voix avenante à son visiteur :

— Pourquoi vous souciez-vous tant de cette jeune fille, le Chef et toi ? Je veux dire... vous n'êtes pas les deux seuls à vous faire du souci et... je n'arrive pas à comprendre. Est-ce quelqu'un d'important au village ? Qu'a-t'elle fait... qui est-elle, au juste ?

Le garçon se départit de son expression boudeuse et jeta un coup d'œil moins ombrageux qu'alors à son vis-à-vis. Il hésita un instant, tout en se tordant les doigts, les lèvres pincées de tristesse. Puis il soupira avant de répondre avec un certain dédain dans la voix :

— Si vous posez la question à quelqu'un d'autre qu'à moi, on vous répondra que c'est la pupille du Chef, une petite chanceuse ou même une impertinente. On ne la voit pas bien ici, mais elle n'a rien fait. Elke est une orpheline qui a été élevée par une grand-mère d'ici. Il paraît que sa propre mère, qu'on disait très jeune, est morte dans un accident de chariot. Elle aurait fini piétinée sous les sabots d'un cheval.

— Et le père ? s'enquit Finn, quelque peu désenchanté de ne pas avoir surpris un lineage caché ou un autre secret de famille.

— Personne ne sait qui il est, ni où il est. Mais Osbern connaissait la mère alors quand elle est morte, il a aussitôt recueilli le bébé et l'a confié à la vieille Moire.

— Pourquoi ne l'a-t-il pas adoptée ? Je l'ai pourtant vu agir comme si c'était sa fille, s'étonna le sorcier, qui pensait que c'était ce qui avait rendu Elke si importante aux yeux de certains.

— On dit que l'ancien Chef, le frère d'Osbern, était violent et que, quand il a pris la succession de leur père, le village est devenu un nid à problèmes. J'étais petiot donc je me souviens pas moi-même de tout ça – à part de quelques pugilats en pleine rue et de l'humeur sombre généralisée – mais j'ai appris des gens du village que cet homme frappait sa femme et ses deux fils, et qu'Osbern s'était plusieurs fois battu avec lui. Je pense qu'il voulait pas qu'Elke partage ce calvaire car il vivait encore sous le toit des Ev'Meronn, vu qu'il n'avait pas prit de femme. Il y vit toujours et n'a toujours pas d'épouse, d'ailleurs. Mais qui sait si l'ancien Chef ne l'aurait pas elle aussi prit pour un défouloir, même si ce n'était qu'une petite enfant. »

Finn conserva un silence méditatif pendant un moment. Ce n'était pas peu dire que ces deux-là – la fillette et le grand homme – avaient lié leur destin dès les premiers jours. Et s'il avait bien saisi les tenants de leur relation, ils s'étaient simplement complémentés dans leur malheur respectif.

— Mais comment Osbern est devenu Chef alors ? interrogea-t-il ensuite.

— Son frère et sa femme sont décédés, débita le pâtre. Je ne sais pas exactement comment, je ne suis pas curieux de le savoir, mais visiblement ça n'a pas gêné grand-monde, et l'ordre de succession est imperturbé car Folker, son neveu, le supplantera le moment venu.

— Et même après leurs morts, il n'a pas adopté Elke ?

Le garçon eut un sourire ironique qui tourna court. Alors une expression intense, qui inquiéta le citadin, se peignit sur son visage : il contemplait par en-dessous une chimère, une ombre fantasque, de ses yeux fiévreux et vibrant de rancœur. Face à pareille figure, son voisin s'attendit à ce que quelqu'un soit pilorier par les mots qui allaient suivre. Mais en fin de compte, le pâtre parla dans les faits et avec distance :

— Non, même si beaucoup d'autres pensaient qu'il le ferait. Mais en vérité, il y a eu un problème entre elle et son neveu, et depuis, vaut mieux les tenir séparés. » Un soupir entrecoupa ses explications. Devant sa physionomie si pittoresque, le sorcier ne perdait pas une goutte du tréteaux, tandis que son acteur fixait un moment la glaise noircie du pot, puis son troupeau qui les avait dépassés, et enfin s'assurait bien de la présence du chien aux alentours. Il reprit, presque malheureux : « C'est comme si les dieux ne toléraient pas qu'ils deviennent père et fille. Avec tout ce qui est arrivé, même les gens au village pensent que c'est pour le mieux.

— Était-ce grave, l'histoire entre elle et son neveu ?

Le berger pinça les lèvres une fois de plus, les sourcils froncés. Finn craignit d'avoir abordé un sujet trop délicat. Si son visiteur se fermait, ses questions pouvaient être éludées, voire refusées. Aussi, il ne se trompa point.

La Légende de Doigts GelésDär berättelser lever. Upptäck nu