Chapitre 1

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Devant moi, il prend sa coupe et la porte jusqu'à ses lèvres. Sa pomme d'Adam tressaille lors de la lente descente du chablis. Même le simple fait de boire du vin devient spécial pour lui. Quel snob ! Quand il repose son verre sur la table, je m'empresse d'agripper le mien à mon tour, et dans un mouvement beaucoup moins élégant, je le vide d'une seule traite.

Je n'ai aucune envie qu'il s'imagine une quelconque connexion entre nous.

Je jette un œil rapide au téléphone afin de savoir combien de temps il me reste, avant de commettre le meurtre parfait. Non, la victime n'est pas l'homme en face de moi, mais la personne qui m'a convaincue que ce serait une bonne idée de le rencontrer : Émilie. Une de mes colocs. Quand est-ce que je vais enfin arrêter de croire à ce qu'elle raconte ?

— Alors, je n'avais pas raison quand je t'ai dit de prendre la sole au lieu de la morue ? s'enquiert le prétendu poissonnier en arborant un large sourire.

Je regarde l'assiette que je n'ai pas touchée et me demande comment il en est arrivé à cette conclusion. Son égo surdimensionné dépasse le bon sens ! Je me force à étirer les lèvres, mouvement timide et crispé, qui semble le satisfaire. Il se rencogne contre le dossier de sa chaise en gonflant la poitrine, comme ces gens comblés après avoir fini un repas copieux. Il ne manque plus qu'il se mette à masser la légère protubérance qui pointe au niveau de son ventre. Il n'est même pas sexy. Encore un peu et je pourrais le confondre avec mon oncle Pascal. Quelle horreur !

— Un dessert ?

Un hochement de tête involontaire m'échappe. Je crois que c'est mon inconscient qui crie : « Par pitié, n'entre pas dans une discussion avec ce type ! » Il se charge de commander le dessert, ou plutôt son dessert, étant donné qu'il n'a même pas pensé à demander mon avis.

Le garçon regarde mon assiette intacte et hésite un instant.

— Vous pouvez la prendre, dis-je.

Il obtempère et s'en va. Quelques minutes après, il revient avec les deux cheese-cakes. Dès qu'il les pose sur la table, on entend le bruit sec de la cuillère qui touche la porcelaine de l'assiette de mon rencard. C'est de pire en pire. Il n'attend même pas que le serveur parte pour entamer son gâteau.

— C'est délicieux ! s'exclame-t-il. Il faut que tu y goûtes.

Le jeune homme qui nous sert depuis le début de la soirée se met en retrait. Il me jette un regard, l'air de me dire « bon courage », et se retire.

— Ouais, je vais en avoir besoin, du courage, murmuré-je.

— Qu'est-ce que tu as dit ?

— Pardon ? Oh, rien ! Je me disais juste que ça a l'air vraiment bon.

— Laura, tu dois savoir quelque chose sur moi.

Il repose sa cuillère, s'accoude à la table et joint les mains devant lui. Sa mine est sérieuse et j'en conclus que c'est le moment où il m'annoncera qu'il est marié, gay ou atteint d'une maladie contagieuse. N'importe quelle excuse qui me pousserait à partir d'ici au plus vite.

— J'ai toujours raison, scande-t-il d'un ton arrogant.

J'abandonne.

En moins de deux heures, ce mec a battu tous les records en termes de stupidité. J'ai arrêté de lister ses points négatifs quand il a dit que je ressemblais à sa mère. J'ai eu du mal à définir si c'était un compliment ou une insulte. D'autant plus qu'il a ajouté qu'il ne pouvait plus la voir en peinture après qu'elle l'a forcé à déménager.

Tout à coup, il fait signe au serveur pour demander l'addition. Je souffle. Et malgré mon soulagement, sa diligence me perturbe. Il souhaite quitter le restau alors qu'il vient à peine de finir son dessert et que je n'ai même pas encore entamé le mien.

— Tu veux bien m'excuser, annonce-t-il en se levant. Je dois aller aux toilettes.

Quand il part, l'ambiance change du tout au tout. Pour la première fois, depuis que nous avons commencé ce dîner, je me sens complètement à l'aise. Je scrute la superbe fraise qui orne mon cheese-cake. Ce serait vraiment dommage de m'en priver. Ni une ni deux, je la plonge dans la confiture sur laquelle elle flotte. Je porte délicatement le fruit rouge jusqu'à ma bouche et savoure son goût sucré et acidulé à la fois. Guidée par une faim subite, je me mets à dévorer le gâteau en entier. Et à contrecœur, je vais devoir lister un point positif pour ce rencard foireux. L'abruti avait raison quant au dessert. C'est délicieux !

En finissant le gâteau, je tourne la tête et aperçois le jeune serveur qui rejoint ma table. Addition à la main, son expression n'est plus de solidarité, mais carrément de pitié. Par réflexe, je m'empare de ma serviette et m'essuie les coins des lèvres, au cas où j'aurais mis du fromage blanc à côté, et que cet écart serait la cause de cet apitoiement.

— Voici votre addition madame, déclare-t-il d'un ton compassé en posant la pochette en cuir sur la table.

Il tourne les talons et repart aussitôt. En le regardant s'en aller, je profite pour observer le couloir au fond qui mène aux toilettes. C'est alors que je me rends compte que ça fait une bonne dizaine de minutes que le mangeur de sole est au petit coin. Mais c'est quoi son problème ? Question trop complexe à poser, il doit en avoir plein.

Je hausse les épaules et allume l'écran de mon portable. Cette fois, je veux vérifier si Louise, ma cheffe, ou plutôt mon ex-cheffe, ne m'aurait pas envoyé un message pour revenir sur sa décision de ce matin. Malheureusement, rien d'autre que la date, l'heure et le pont de San Francisco ne s'affichent sur mon écran.

C'est une catastrophe ! C'est mon troisième job en un an. Selon toute apparence, je suis celle qui a un problème ici.

Les coudes sur la table, le menton dans les mains, je m'ennuie en même temps que je m'impatiente. Là, c'en est trop ! Ça fait plus de quinze minutes qu'il est parti. Je m'apprête à me lever pour aller le chercher quand le serveur compatissant revient.

— Alors madame, vous réglez comment ?

— Juste un instant, s'il vous plaît. J'attends que le monsieur qui m'accompagne revienne des toilettes.

— Mais... Il est parti il y a un moment déjà !

— Quoi ?

À moitié assise, à moitié debout, je tombe des nues. Littéralement. Je me laisse tomber complètement sur ma chaise. Maintenant je comprends l'air de pitié de celui chargé, à son insu, d'annoncer la nouvelle. C'est la cerise sur le gâteau qui manquait pour achever cet horrible rendez-vous.

— Par carte, affirmé-je d'une faible voix.

J'ouvre la pochette et le montant de la note est largement au-dessus de mes moyens actuels. Mince ! Je n'ai avalé qu'un cheese-cake et bu un verre de vin. Pourquoi cet escroc a-t-il eu besoin de manger autant ? Voyons, c'est évident ! C'était son plan : bouffer gratuitement. C'est sûrement sa façon de se nourrir depuis qu'il a quitté le foyer parental. C'est ma veine ça !

Je tends ma carte bleue, mais la retiens encore un peu lorsque le serveur la touche, l'obligeant à la tirer pour l'extirper de mes mains. Je n'avais pas besoin d'un dîner au prix exorbitant juste quelques heures après m'être fait virer.

— Merci beaucoup madame, bonne soirée, dit-il en me rendant la carte.

Le jeune homme fait un signe de tête et repart servir d'autres tables. Je jette un œil vers l'extérieur et m'aperçois que la pluie n'a toujours pas cessé. Je dois encore braver la colère des cieux pour arriver chez moi.

Décidée à ne pas sombrer, du moins pour l'instant, je me lève pour m'en aller.

11 FAKE DATESWhere stories live. Discover now