Interlogue

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Saburo regarda ses doigts. Il avait des mains douces, aux ongles courts, soignés. À plus de soixante ans, on aurait pu jurer qu'il avait des mains de jeune homme. Il les soignait. C'était son outil de travail. Mais aujourd'hui, ses doigts tremblaient. Légèrement, mais ils tremblaient. Le four à micro-ondes sonna et le Japonais en sortit une assiette sur laquelle une petite serviette humide se trouvait. Il s'essuya le visage, la chaleur lui faisait du bien mais ses doigts tremblèrent de plus belle. L'Asiatique lâcha un juron et ouvrit en grand l'immense frigo connecté qui trônait dans sa cuisine. Il saisit une bouteille de saké et attrapa le grand tokkuri en terre cuite qui séchait sur l'évier. Saburo posa la jarre dans une casserole remplie d'eau qui avait refroidi sur le four et alluma la plaque à induction. Il grogna à l'attention de la musique guillerette qui accompagna l'allumage de la plaque, remplit le tokkuri de saké – presque à ras-bord – et le plongea dans le bain-marie.

Il aimait boire le saké chaud. À la limite des cinquante degrés – atsukan. Il sécha rapidement l'ochoko, un tout petit bol en terre cuite dédié à la dégustation du saké dont il s'était servi quelques heures plus tôt déjà, et attendit avec impatience que l'alcool soit prêt à être dégusté.

Le Japonais se servit rapidement et but un premier ochoko debout, dans la cuisine, juste devant le tokkuri qu'il avait replongé dans le bain-marie. Ses épaules se détendirent, ses pupilles se dilatèrent et il sentit que le tremblement qui agitait ses mains et le rendait si furieux se calmait. Saburo soupira, sourit, se resservit encore, but, prépara un nouvel ochoko et remit un peu de saké frais à faire chauffer. Puis, le petit bol de terre cuite en main, il alla s'asseoir dans son magnifique salon. Il s'enfonça dans un fauteuil club moelleux et se réchauffa la paume des mains en enserrant le petit ochoko. Il ne voulait pas fermer les yeux, chose qu'il faisait, avant. Avant, c'était quand une gorgée ou deux de saké chaud suffisait largement à le combler. Avant, c'était... avant. Saburo secoua la tête. Il n'aurait jamais cru qu'un jour, ça le rattraperait. Qu'un jour, il devrait payer. Enfin, si. Il s'était dit qu'il paierait peut-être s'il y avait un dieu. Après la mort. Et encore, certains dieux étaient tout à fait partants pour accueillir à bras ouverts les hommes comme lui. Mais pas de son vivant !

— Calme-toi...

Saburo sentit le tremblement le reprendre de plus belle. Pourquoi ? Pourquoi après toutes ces années ? Parce qu'il se faisait vieux ? Parce qu'il était sans aucun doute possible plus proche de sa mort que de sa naissance ? Il avait dit non à toutes les commandes depuis trois mois – après tout, il avait largement de quoi subvenir à ses besoins s'il décidait de se mettre à la retraite – mais ça n'avait procuré qu'un apaisement superficiel. Il y avait eu du sang. Tellement de sang. Il n'avait pas pu arrêter le sang. Ce n'était pas son travail, non. C'était même tout le contraire. Mais quand il avait vu tout ce sang. Quand il avait vu...

Saburo eut un sursaut de dégoût et bondit presque hors du fauteuil club. Il n'était pas quelqu'un de bien. Il avait fait de la mort son business. Il était très bon dedans. Sauf que la dernière fois... il y avait eu deux morts au lieu d'une. La deuxième, il ne savait pas pourquoi, ça lui avait comme brisé les jambes. Briser les jambes, ça aussi il avait fait. Il n'avait pas ressenti grand-chose. Cette star du foot avait signé un accord. Elle l'avait rompu. What goes around... comes around, comme le chantait si bien Justin. Mais la dernière fois... Saburo secoua la tête, tenta de boire ce qui restait dans l'ochoko mais il avait avalé la dernière goutte quelques minutes plus tôt. Un sentiment atroce l'oppressait. Il avait mal. Il avait... oui, c'est ça, se dit-il en se dirigeant vers le tokkuri qui restait bien au chaud dans son bain-marie, il avait honte.

Mattaku mô... marmonna-t-il en se resservant généreusement et en versant encore de l'alcool dans la jarre.

S'il pouvait revenir en arrière, il le ferait. Le sentiment d'horreur qui l'avait terrassé après toutes ses années d'impunité psychologique le torturait non seulement pour ce qu'il avait fait, ce jour-là. Les conséquences. Tout ce sang... Non, ce sentiment d'horreur de soi se rappelait à lui pour chaque souvenir. Chacune des gâchettes qu'il avait pressées. Chacune des cordelettes qu'il avait nouées. Chaque goutte de whisky au thallium. Chaque mouchoir au VX et chaque lame couverte de sang chaud. Il en rêvait la nuit. Il y pensait le jour. Ça lui collait à la peau comme une sangsue famélique.

Une heure après, Saburo faisait toujours les yeux doux à son ochoko et se sentait légèrement mieux. Au moins, ses doigts avaient cessé de trembler. Son portable professionnel se manifesta soudain, brisant une bien maigre tranquillité. La sonnerie était sobre. Elle serait passée tout à fait inaperçue, en public. Saburo déchiffra le début du numéro : +886. Il soupira : c'était Taïwan. Et il ne connaissait qu'un seul groupe à Taïwan.

— J'écoute ? grogna-t-il en japonais, espérant décourager son interlocuteur.

— Un appel pour vous de France, répondit dans la même langue la voix neutre d'un jeune homme. Je transfère ?

— Qui est-ce ?

— Sugizai. Je transfère ?

Cela signifiait « cèdre », dans la langue maternelle de Saburo. L'homme qui appelait de France n'était pas Japonais et il ne s'appelait pas Sugizai, mais son nom, en chinois, pouvait se traduire par « cèdre ». C'était un client de très longue date. Saburo avait commencé sa carrière avec l'un des collègues de ce client. Ou plutôt ce collègue l'avait obligé à débuter. Saburo voulait seulement finir l'école de médecine. Le vrai nom de Sugizai était Bai. Or, Saburo et Bai avaient depuis plusieurs mois un ennemi commun. Oui, exactement : cet homme qui avait forcé Saburo à tuer, la toute première fois. Bai le haïssait encore plus, si c'était possible, et depuis que leur ennemi avait fait défection, Bai le traquait. Saburo était convaincu que celui qui avait brisé sa vie était mort, mais Bai lui avait prouvé le contraire. Il était allé jusqu'en France pour le retrouver.

Le Japonais sentit son cœur battre comme si l'alcool commençait seulement à faire effet. Sa main se resserra sur le téléphone portable et il hocha la tête :

— Oui. Transférez.

L'Escorte 2Where stories live. Discover now