Paumé

Chapitre 1 - Seul

Il y a des choix de vie qui s'apparentent à un saut dans le vide. Mais je n'aime pas cette comparaison car les gens en oublient souvent une partie : la description du vide que l'on à en face de soi.

Certains affronterons un saut rapide dans un vide que l'on peut jauger et qui est peu profond, un peu comme ces sauts dans la piscine que nous faisons enfants. On parle ici de tenter de séduire quelqu'un en soirée ou de sortir de sa zone de confort en tentant un nouveau restaurant italien. Ce sont des petits moments qui fournissent un frisson contrôlé, permettant de pimenter un quotidien banal.

Et d'autres, se retrouveront face à une abysse, un trou noir qui avale la lumière et tout ce qui rentre dedans pour ne pas les recracher. Quand tu regardes l'abysse, celle-ci regarde en toi. C'est un sentiment si particulier, un mélange de peur, parfois de terreur et d'excitation face à l'inconnu.

Pour chacun, on y ajoute une excitation mortifère, procurée par une sensation de liberté absolue. Lorsque nous nous retrouvons au bord d'une falaise, cette envie de sauter, provoquée par la pensée fugace que le coucher de soleil auquel nous assistons peut être le dernier, nous dépose au pied de notre propre mortalité.

C'est un vide si profond et incertain que l'on saute sans vraiment s'en rendre compte, on prend la décision dans une sorte de déni total jusqu'au moment où nos deux pieds quittent le sol.

J'ai pris ce genre de décision. Et honnêtement, je ne sais pas si celle-ci fut complètement la mienne. Elle est plutôt le résultat d'un enchaînement complexe d'événements, pour certains remontant à mon adolescence, qui ont amené à ce saut dans l'inconnu.

L'ampleur de la décision me frappa en deux temps. Le premier mur fut ce bruit de réacteur dans l'avion, un grondement qui vous parcourt le corps. Votre être entier qui s'enfonce dans le siège et ce sentiment que le cours de votre destinée ne peut plus être infléchis à moins d'un évènement cosmique ou le hasard d'un dieu colérique. C'est à ce moment que l'on se rend compte de son départ, que l'on comprend qu'à moins qu'un réacteur n'explose en plein vol, nous envoyant vers une mort certaine, nous arriverons à destination.

Le second moment fut ce mur de chaleur et de moiteur tropical dans lequel je rentrais à la sortie de l'avion. En réalité, tout était même différent jusqu'aux odeurs environnantes. Il n'y a plus un seul repère qui vous tient à votre vie d'avant.

J - 365

Mon arrivée me semble si floue et éthérée, mon corps est si léger tandis que je sors du monstre de fer qui m'a amené sur cette île. A cause de la pandémie, les gens sont masqués, l'aéroport fonctionne à un rythme moribond et nous sommes les seuls à emprunter les couloirs nous menant à la douane.

Le manque de sommeil associé aux trop nombreux cafés que j'ai pris durant le voyage ont sérieusement affecté ma capacité à réfléchir, à comprendre l'anglais et mon niveau d'anxiété explose tous les plafonds possibles.

J'avais déjà fait une crise d'anxiété juste avant l'arrivée, pleurant toutes les larmes de mon corps, la réalité de mon départ me frappant telle une masse lancée à mes trousses et qui m'aurait rejoint pile devant la ligne d'arrivée.

Quand j'arrivai devant l'officier de l'immigration, j'étais en sueur, tout le monde connaît la sévérité de Singapour, surtout en temps de Covid. Si un papier manquait j'étais bon pour 13h de voyage retour.

Après la vérification de mon identité, la prise de mes empreintes et plusieurs bredouilles de ma part, j'ai pu passer et accéder à un taxi.

C'est dans celui-ci que je découvre les différences d'un monde que je ne connaissais pas. De la végétation aux magasins, rien n'est pareil à ma Normandie natale.

Le chauffeur, dans son immense gentillesse, me donne des conseils : aller voir Garden By the Bay, ne pas dire aux gens que je viens d'arriver et respecter la police car la prison ici n'est pas une partie de plaisir.

Il me dépose à mon Hôtel, je suis au centre de Singapour et il me reste une étape : aller me faire tester. Les procédures ne sont pas équivalentes à la France, les tests sont récurrents et l'auto-isolement un geste citoyen en cas soupçon de contamination.

Dans les vapes, le personnel de l'hôtel me prendra mon rendez-vous pour mon test antigénique. Le plus dur fut de trouver le lieu du test car la première surprise de Singapour se trouve dans son architecture. Ce qui ressemble à un immeuble de bureau est en fait un centre commercial sur 10 étages et au fond duquel, coincé entre un vendeur de tapis de prière et un coiffeur japonais, se trouve un petit stand de test.

Après avoir bravé la chaleur au retour, je m'enfonça dans mon lit, remettant mes autres problèmes à plus tard.

De toute façon, j'avais sauté et rien ne pouvait me ramener sur le bord de la falaise. Désormais j'allais devoir affronter une chute pleine de d'embuche et de surprises.