𝟻𝟷 - 𝚃𝚒𝚖𝚎 𝙰𝚏𝚝𝚎𝚛 𝚃𝚒𝚖𝚎.

2.3K 360 149
                                    

𝐑𝐨𝐬𝐞.

    Abattue par la fatigue qui s'est éprise de moi, j'ouvre un œil que je referme aussitôt. Pas besoin de tâtonner pour trouver une autre peau, chaude et accueillante, ce n'est pas ce que je trouverais. Je m'enfouis sous les draps, obligée de les tirer pour réussir la manœuvre, Zeus ayant décidé d'avoir le monopole cette nuit. Je grogne de son poids, il chouine d'être ainsi réveillé. Tel maître, tel chien... Et encore cet homme, dans ma tête.

    Toi dans mon cœur alors que ce n'est pas ce que tu veux.

    Sans avoir ingurgité une seule goutte d'alcool, je me sens comme un lendemain de cuite : déphasée et sans énergie. Bouche bien pâteuse, cheveux douloureux, estomac en vrac, corps en berne. Cœur en miettes. Ah non, ça, c'est juste parce que tout le monde s'évertue à le piétiner...

    Je reste longtemps dans ma cachette, roulée en boule sur moi-même, les paupières lourdes, enflées et closes. Tous les muscles de mon visage sont endoloris par mes pleurs qui ont duré une partie de la nuit – y compris sous la douche ; ma peau n'avait jamais autant tiré. Même après un coup de soleil. J'ai rapidement chaud, ma main me lance atrocement mais rien de comparable avec d'autre maux.

     Aucune envie de sortir d'ici.

    Quant à mon cerveau, il s'est lancé sur un chemin nommé « comment résoudre les énigmes ? », s'efforçant de rejouer une énième et inutile partie de puzzle dont il manque toujours des pièces. Trop. Tout est flou, hier soir me parait déjà loin. Mais si nous sommes le demain d'hier, enfin, je n'ai aucune motivation à quitter ce lit, en dépit de la promesse de Yuma et Gary. Je voudrais porter une armure en titane qui serait capable de me faire tout oublier. Même le titan qui m'ignore, dehors. Dans son royaume qu'il doit administrer avec son armée de tatoués-barbus, sans plus penser à l'étrangère que je suis.

    C'est fou, comme les hommes qui comptent pour moi parviennent à me laisser de côté avec une telle facilité... Encore une évidence qui fait mal.

    Mon cœur se retourne dans un mouvement lacérant qui me coupe le souffle. Si les épines des fleurs ne se sont incrustées qu'une seconde fugace dans ma peau, j'ai l'impression qu'elles ont réussi à pénétrer mon sein gauche pour ne plus en sortir. Leurs pointes acérées ont distillé en moi le poison d'une grosse déprime, mais je crois que même sans cet incident, même sans la parole de mon logeur de trouver pour moi des réponses, pour lui aussi, pour lui et sa femme, aujourd'hui, ce réveil n'aurait pas été moins douloureux.

    Fin août. Un réveil de plus qui m'éloigne de toi, Papa...

    Les quelques jours avant la rentrée scolaire avaient toujours apporté une effervescence particulière à la maison. L'impatience de mon père était palpable : retrouver sa salle de classe attitrée, ses élèves, dont de nouvelles têtes. Si certains enseignants comptent le nombre de jours qui les séparent des vacances scolaires, lui au contraire, se plaignait qu'en France il y en avait un peu trop. Pourtant, il remplissait ses journées comme personne. Entre son atelier aux mille et une odeurs capiteuses où naissaient constamment de nouvelles idées de meubles et objets, des cours particuliers dispensés bénévolement dans l'association de quartier où Maman était aussi impliquée, nos moments de complicité faits de balades, de rires et jeux de société, il n'avait pas le temps de s'ennuyer. Jamais.

    Et il n'en aura plus jamais, du temps.

    Dans quelques jours, ses anciens collègues vont reprendre le chemin de l'école, faire un petit discours en sa mémoire pour leur première rentrée depuis son décès – nul doute émouvant –. Parler de son implication durant toute sa carrière, de son humour et ses valeurs, de sa joie de vivre qui contaminait tous ceux qui le côtoyaient. Du vide qu'il a laissé. Les trimestres vont passer, une nouvelle routine va s'installer pour eux. Sa voix ne retentira plus ni dans les couloirs, ni dans la salle des profs où tous refont le monde et se lamentent des nouvelles réformes imposées par leur ministère. Dans cinq ans, ou peut-être dix, ils l'auront oublié. Ou alors, une petite blague leur fera repenser à Leeroy Sawyer, à l'occasion. Moi ? Il va me falloir vivre chaque jour comme une année, une décennie sera pire que dix vies.

SAUVAGESWo Geschichten leben. Entdecke jetzt