SAUVAGES

𝟺𝟸 - 𝚃𝚛𝚊𝚚𝚞𝚎́𝚜.

𝐓𝐢𝐭𝐚̀𝐧.

    Il y a des moments dans la vie où l'on ne dispose pas du luxe de prendre son temps pour peser le pour et le contre, rationaliser et envisager toutes les options qui s'offrent à nous. Comme maintenant. Le premier coup de feu m'a alerté. Le second m'a mis sur une voie merdique tout droit sortie d'un cauchemar que même moi je ne voudrais pas faire. Quant au troisième, il vient de confirmer mes pires craintes : ce n'est pas un hasard pourri mais une chasse à l'homme qui démarre. L'écho du dernier tir ne s'est pas encore totalement dissipé dans la vallée que déjà, je dois réagir et décider.

    Putain de bordel de merde !

    J'avise Rose, dont le regard égaré qui a instantanément perdu de son pétillant se sépare du rocher touché par la balle pour cadenasser le mien. Son expression apeurée me flingue mais l'heure n'est pas à la psychanalyse. J'aimerais vraiment pouvoir mettre cet enfer sur pause et la rassurer mais tout ce que j'ai à cet instant c'est la force d'une promesse que je lui fais en silence : je vais la sortir de là et la mettre à l'abri. Ce que je ne garde pour moi en revanche, c'est que je vais le faire quoi qu'il m'en coûte.

    Alors sans plus tergiverser en solitaire et conforté par mon intuition qui me hurle qu'à rester plantés là, on s'enlise et leur offre deux cibles immobiles de choix, je saisis fermement sa main et lui ordonne :

— Suis-moi et fais ce que je te dis !

    Un nœud brûlant prenant toute la place dans mon thorax, je n'attends pas de réponse, balance en l'air le sac du duvet qui ne nous servira plus à rien et la pousse en avant sur le petit sentier nord qui va nous faire quitter ce plateau à découvert, entre quelques récifs pour rejoindre un chemin plus abrité par la végétation. Rose est en short ce qui ne va pas féliciter les choses, mais mieux vaut des blessures en fuyant que ce que ses salopards sanguinaires veulent nous faire. Je ne sais pas combien il y a de tireurs mais je ne mettrais pas mes burnes en gage cette fois qu'il n'y a qu'un enfoiré qui veut nous tirer comme des lapins.

    Les premières minutes sont aussi intenses physiquement que psychologiquement. Rose fait exactement ce que je lui demande, exécutant mes ordres à la seconde et elle m'étonne par son sang-froid apparent qui n'est qu'une façade pour ne pas sombrer dans la terreur qui la paralyserait toute entière si elle la laissait faire. Ma tigresse m'épate et ça me fait quelque chose de voir à quel point je l'avais mal jugée ce fameux soir où je lui ai débité des merdes sur elle et ses parents qui vont me hanter longtemps. Elle ne s'est pas arrêtée pour pleurer ni s'apitoyer et n'abandonne pas en dépit de la cadence frénétique que je lui impose. Elle a manqué de trébucher, s'est déjà écorchée le poignet et le tibia, a pesté en français le plus discrètement possible mais elle s'acharne, même essoufflée, même intérieurement épouvantée, à continuer. Je vois bien qu'elle fait tout son possible pour ne pas me ralentir en s'évertuant à faire de grandes foulées malgré sa petite taille. Pourtant, je crois bien qu'elle n'a aucune foutue conscience que même si elle rendait les armes, je ne pourrais pas la laisser faire. Elle est ma mission et j'irai jusqu'au bout !

    Un brasier en moi m'anime d'une force brute qui, conjuguée à l'adrénaline qui a presque remplacé mon sang, me fait carburer plus vite, réfléchir à une allure que je n'aurais pas cru humainement possible jusque-là. J'en ai connu des situations gangrenées par la peur, l'urgence et l'incertitude de la victoire à la tête des Dark Evil Lions lors de raids ou d'attaques essuyées sur notre territoire, et même avant d'en prendre le commandement, mais aujourd'hui n'a plus rien de comparable. Aujourd'hui, ce n'est pas la survie de mes hommes qui est en jeu mais celle d'une jeune femme qui n'avait pas à être mêlée à nos emmerdes, encore moins à une guerre qu'on ne maîtrise pas puisqu'on ne connaît pas l'ennemi.