𝟻𝟸 - 𝚃𝚑𝚎 𝚛𝚘𝚜𝚎 𝚒𝚜 𝚛𝚎𝚍, 𝚝𝚑𝚎 𝚝𝚛𝚞𝚝𝚑 𝚒𝚜 𝚋𝚕𝚞𝚎. 𝙿𝚊𝚛𝚝𝚒𝚎 𝙸𝙸.

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𝐑𝐨𝐬𝐞.

   Dans le spacieux couloir, baignée d'une agréable lumière par l'œil de bœuf ovale géant donnant sur une haie de Lilas, mes pas tanguants me guident jusqu'à le double lavabo en pierre claire.

Agatha l'avait-elle choisi ?

La douce rugosité fraîche sous mes doigts m'arrime au présent. Mon reflet dans le miroir ne me ressemble plus, avec mes cheveux auburn délavés en bataille, mon teint rougi sillonné de rivières plus pâles, cheminement de mes larmes, mon nez – toujours – gonflé, mes lèvres – encore – enflées et mon regard totalement désabusé. Cette fille qui me regarde c'est moi mais je ne veux pas être elle. La claque n'est pourtant pas si sournoise : je me suis sentie tomber, encore et encore, il fallait bien que tout soit écrit sur le parchemin que sont devenus ma peau, mes yeux.

Je me passe plusieurs rasades d'eau froide sur le visage, oubliant mon maquillage. La vraie Rose Sawyer, cabossée, amochée ces derniers jours, se révèle au monde avec une ou deux couches de moins d'artifice. J'humidifie ma nuque, le haut de mon buste, prenant un appui sommaire contre la vasque. Je ne peux m'ignorer dans le miroir et derrière cette fille, je crois d'autres versions de moi, plus heureuses. Je ne saurais dire si elles me disent «au revoir» ou me chuchotent un «on n'est pas si loin, Poppy».

Dans le corridor j'hésite : marcher droit devant moi, faire comme si l'arche de la cuisine n'existait pas et détaler dehors par la porte d'entrée, ou faire ce que Walter Hollanders, l'homme qui passe pour un vieil aigri en ville, m'a gentiment demandé : d'attendre. D'ici, je perçois des bribes de sa conversation. Un jeu de questions qui s'enchaînent sur un air inquiet. «Où ?». «Quand ça ?». «Ils vont bien ?». «Combien ?». «Des nouvelles de Jett ?». «Je ne comprends pas. Et Tyee, il en pense quoi ?».

Je décroche à « Jett », me souvenant qu'il s'agit du dernier Dark ayant disparu, pendant que Titàn et moi pensions être à des milliers de kilomètres de tout danger ; du monde entier contre nous. Mais ce n'est pas cela qui perturbe mon esprit, redonne une cadence anormale à mon palpitant. La porte entrouverte face à moi est la coupable. Dans l'entrebâillement de quelques centimètres à peine, ma vue est aimantée par une photo sépia accrochée au mur. Je reconnais la maison ou du moins, ce à quoi elle ressemblait durant sa construction, il y a un demi-siècle. Un jeune couple souriant et amoureux, face à un objectif.

J'ai si mal pour eux. Pour lui.
Ne fais pas ça, Rose. Résiste à la tentation, tu as assez fait de conneries pour toute ta vie, ici...

Mais mes propres encouragements mentaux n'ont pas raison de ce qui m'appâte. La main sur la poignée ronde, je sais que je m'apprête à dépasser mes droits, à violer un espace privé dans lequel je n'ai pas été invitée. Mais c'est plus fort que moi, et les tambourinements de mon cœur, qui résonnent dans toute ma cage thoracique, ne sont là que pour m'inciter à entrer.

Non.
Si, décide ma main. La porte s'ouvre dans un silence presque choquant. Aucun grincement, comme si rien n'avait été entre cet endroit et moi. Mais alors que je fermais les yeux tel le dénigrement de mon acte répréhensible, il est déjà trop tard : j'ai vu. Au fond de la pièce rendue lumineuse par deux hautes fenêtres petit bois, sur un buffet sur mesure de la longueur du pan de mur, et face à un autre joliment recouvert d'un papier peint moderne bichrome, anthracite et blanc, représentant de larges feuillages et des palmiers fins, un grand cadre photo argenté a capté toute mon attention.

J'avance à pas feutrés dans une chambre dépourvue de lit, mais pas de photographies. Plusieurs albums sont empilés sur une table basse ronde, entre deux larges fauteuils en tissu crème. D'autres sont rangés dans un beau bac à livres, d'inspiration scandinave. Ici, la décoration très contemporaine est une bulle dans cette maison. Je m'arrête d'abord sur Walter et sa femme. Je découvre qu'avant d'arborer une crinière blanche preuve de son âge, ses cheveux étaient d'un blond foncé quand Agatha, elle, était blonde comme les blés gorgés de soleil. Même le sépia ne peut altérer cela. Mais le sépia ne cache pas non plus que ses traits me sont étrangement familiers, alors que je la vois pour la première fois.

SAUVAGESWhere stories live. Discover now