chapitre 2

57 2 1
                                    

Chaque matin je me levais avant tout le monde afin de pouvoir profiter d'un peu de la tranquillité de l'aube, d'une tasse de café brûlante coincée entre mes mains tièdes et de ma simple présence. Je n'allumais ni la radio, ni la télévision, ni aucun des appareils qui parasitaient sans cesse cet appartement dans lequel je n'arrivais plus à me sentir bien. Le silence m'apportait souvent plus de réponses aux bruits de mon crâne que les émissions traitant de développement personnel ou la psychologie de comptoir. D'aussi loin que je me souvienne, je n'ai jamais eu de soucis de santé d'ordre physique, j'avais les os solides, je grandissais à un rythme considéré comme normal, je tenais bien debout sur mes pieds, j'étais la plus agile et la plus souple ; pour cette raison, je gagnais souvent les compétitions de danse lorsque j'étais au lycée, créant parfois de la jalousie chez d'autres membres du club souvent trop timides pour oser se mettre en avant, je ne me souciais pas tellement d'eux. Mais pour ce qui était du mental je ne me posais jamais de questions, mes parents non plus d'ailleurs, et comme ils ne disaient rien, je pensais que tout se passait sans encombre. J'ai su cultivée l'individualité, l'idée de débrouillardise, je n'ai jamais demandé l'aide de qui que ce soit, et lorsque je faisais face à une réussite je me l'attribuais qu'à moi-même et en tirait une immense fierté que je tenais à garder absolument en moi.
Mais souvent elle me coûtait cher, cette fierté.
En ce matin pourpre, je m'étais  enfin décidé à m'occuper de trier les factures qui s'accumulaient sur la table basse, tout en ne sachant pour quelles raisons je m'infligeais autant d'angoisses si tôt, mon compte en banque était presque dans le rouge. Il y avait tant à payer, les frais pour l'hospitalisation, les rendez-vous chez les médecins, les médicaments qui partaient vite, les courses, le loyer, les taxes et j'en passe. Je finissais très vite par abandonner les calculs, préférant m'arracher les cheveux à la place. D'un coup d'oeil, entre deux enveloppes, je m'aperçus d'une feuille volante intrusive que j'arrachai d'un geste flegmatique. Je la posai à plat sous mes yeux cernés, il s'agissait d'un fax que j'avais mis de côté il y a quelques temps, sûrement dans la précipitation, puis j'ai oublié son existence.

*
Salut Charlie,

Je ne sais pas si ton téléphone est cassé ou si tu as changé de numéro, mais je ne parviens plus à te joindre, je m'inquiète, essaye de me contacter au plus vite.
Aussi, tu sais que je suis toujours là si vous avez besoin d'une aide, financière, d'un job, je peux aussi contacter papa et maman pour toi.
Je vous embrasse.

Candice


C'est ma sœur, la préférée de mes parents, bonne en tout, et malgré sa grande bonté, elle m'agaçait profondément. Comment parvient-elle à enchaîner les lettres aussi parfaitement ? Comment parvient-elle à être aussi irréprochable ? Elle me donnait l'impression d'avoir été adoptée par pitié. Je la comparais toujours à Michel-Ange, elle avait un sens aigu de la perfection, chaque chose semblait lui prendre des heures à faire, chaque chose lui demandait de la minutie et le résultat était toujours parfait.  En revanche, si l'on devait m'attribuer un peintre pour illustrer ma façon de gérer ma vie, je choisirai un enfant de cinq ans, j'étais son total contraire.
Bref, j'ignorai la lettre, de toute façon, elle débarquera ici dans trois jours, pas la peine de répondre.
En soupirant comme une adolescente, je me levai en faisant grincer les pattes de la chaise contre le carrelage aussi blanc qu'un cachet, un bruit insupportable, et me dirigeai vers la commode de notre hall où je rangeai la feuille afin de l'oublier de nouveau. En passant je m'emparai de mon seul soutien moral : un paquet de clopes encore neuf qui me faisait de l'oeil depuis cette aube. J'en piquai une que je portai à mes lèvres nues puis retournai à ma chaise. Après plusieurs frottements contre la molette de mon zippo, je l'allumai enfin, provoquant une belle lueur qui me réchauffait le visage. J'inspirai une première fois, remplissant mes poumons un maximum avant d'expirer longuement, délivrant une grande traînée de fumée jusqu'à envahir la quasi-totalité de la cuisine. À travers, j'observai ma fenêtre aux vitres maculées des traces de la dernière pluie, recouvrant un minuscule morceau du dehors devenu gris, l'été me manque déjà.
Ma tête se vida avec cette vapeur pleine de merde, et l'heure tournait, j'avais encore toute la journée devant moi pour absolument rien faire, ou pour trouver un travail. En parlant de ça, pour être honnête, ça fait une semaine que mes pensées virent à cet endroit à chaque instant vide, et que je tente de me trouver toutes les occupations possibles pour m'en détourner. Ou que je reste bloquée sur cette chaise comme dans l'attente de quelque chose, d'un miracle qui me tomberait dessus et me sauverait des noirceurs qui m'enfument un peu plus chaque jour. Charlie de 17 ans aurait honte de moi, de cet état pathétique après toutes ces médailles remportées. Tous ces souvenirs insouciants s'éloignent de jour en jour de moi, je suis effrayée de bouger, je suis effrayée de m'en éloigner encore et encore.

Streets to DreamsWhere stories live. Discover now