𝟾 - 𝙿𝚒𝚜𝚝𝚎𝚜 𝚜𝚎́𝚛𝚒𝚎𝚞𝚜𝚎𝚜 𝚎𝚝 𝚌𝚘𝚗𝚏𝚒𝚍𝚎𝚗𝚌𝚎𝚜.

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𝐑𝐨𝐬𝐞.

— Rose ? Tout va bien ? Tu es toute bizarre...

La main de Winny entre mes omoplates est une chaleur humaine bienvenue. Je ne sais pas comment je me sens. Les odeurs qui ont pris possession de moi m'ont ramenée en arrière. Les gestes, aussi. Tout ce qui m'entoure, sans exception. Je suis ici mais j'ai l'impression étrange d'être ailleurs, dans un bel abri de jardin où le temps n'existait plus.

Quand elle m'a offert de me faire visiter la scierie pour me montrer où elle passait le plus clair de son temps lorsqu'elle était petite, son père y travaillant comme son grand père avant lui, et ainsi de suite, je pensais savoir où j'allais mettre les pieds, si ce n'est dans un petit bout de son passé et de sa généalogie. Je m'étais imaginé de grands entrepôts poussiéreux, des stocks de bois, des planches partout et évidemment, des machines aussi désuètes que la station-service. Du bruit à vous filer une migraine de quatre jours. J'avais presque tout faux.

Tout d'abord l'endroit. Géographiquement, la scierie, Sawmill of Canyon Lake valley, est à la fois aux portes de la Réserve des Tokela et à l'orée d'une forêt privée qui court sur plusieurs hectares. Le Colorado est une mine d'or de paysages et ne cessera jamais de m'étonner. Je regrette de ne pas avoir le temps de visiter la Réserve, mais Winny m'a promis que ce n'est que partie remise. Si elle passe du temps dans ma cabane, je n'ai toujours pas vu où elle vit, et j'ai vraiment très envie de m'immerger dans la culture amérindienne. De ce que m'en a dit Bella : « la Réserve est un bijou ».

Ensuite la structure de l'entreprise : c'est une petite ville. Pas un hangar immense dans lesquels des machines sont réparties en open space comme je le pensais, mais plusieurs bâtiments de bois et d'acier donc le principal, à l'entrée, le siège administratif de cette petite patrie, n'est ni plus ni moins qu'un sculptural chalet d'architecte posé-là qui n'a rien à envier à ceux que l'on voit à Aspen sur Pinterest, ou dans les téléfilms. Il est récent, de ce que m'a expliqué Winny, et je me demande bien ce que contiennent les essences de bois travaillées ici pour qu'ils aient pu avoir des infrastructures aussi modernes et coûteuses.

Tout est pensé pour que les conditions de travail soient les meilleures possibles et le vacarme mécanique amoindrit, comme s'il ne fallait pas déranger la nature -et préserver les tympans. Il y a donc plusieurs sites, des camions gigantesques pour transporter tout ça et des grues. Beaucoup de grues, de toutes les tailles. Je ne m'attendais pas à ça. Encore moins à ce qu'il y ait ici une fabrique de meubles, petits et grands, et d'accessoires de maison.

Dans l'atelier qui m'hypnotise, une vingtaine de paires de mains et d'yeux s'affairent à la tâche, dans la joie et la bonne humeur, tout en arborant une concentration qui me laisse pantoise. Des hommes et des femmes qui partagent la même ethnie que mon amie, qui parlent et rient sur un fond de musique jazz. Leurs doigts mènent leur propre vie, c'est ahurissant cette dextérité. Magique.

Il y a tellement de gestes à observer que je pourrais y passer des jours entiers. Je sais que c'est plus profond, qu'il y a quelque chose ici qui m'a capturée dès que j'y suis entrée : les odeurs d'huiles, de vernis, de sciure. Le matériel de gravure sur bois. Des clichés venus de mon passé, juste là, sous mes yeux. Ne manque que mon père dans ma réalité. Ses paumes sur les miennes quand il m'initiait aux mouvements. Je les sens encore si je ferme les paupières, mais c'est dans le monde des vivants, que je voudrais pouvoir lui parler.

— Rose ?

La mère de Winny – et Deacon – me caresse l'avant-bras, cessant sa gravure sur bois. Je veux qu'elle continue. Je crois bien que je tremble de l'intérieur. Le motif sur lequel elle travaille ne m'est pas inconnu. Une rosace bien particulière aux entrelacs que je pourrais dessiner même dans le noir.

SAUVAGESWhere stories live. Discover now