𝟸𝟻 - 𝙻𝚊 𝙲𝚕𝚒𝚗𝚒𝚚𝚞𝚎.

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Rose.

— On ne va pas à la clinique ?

Tout le trajet, j'ai rongé mon frein dans un silence pesant, les yeux clos et les poumons lourds, imaginant mille scénarios qui m'ont tous donné froid dans le dos, malgré la chaleur qui s'est réinstallée avec l'aube qui pointe le bout de son nez.

— Si.

— Naya ne nous a pas emmenées ici quand Zeus s'est blessé pourtant, constaté-je en scrutant le chemin de terre miné de nids de poules, que les à-coups avaient déjà révélés.

La voiture fait des bons-et moi avec- en dépit des amortisseurs que j'imagine être de qualité au regard du métier de Billy, que tout le monde ici semble appeler Le Chirurgien. Je l'ai suivi sans rechigner il y a un quart d'heure, sans me poser de questions. Peut-être aurais-je dû réfléchir au lieu de foncer je ne sais où, car l'angoisse s'en donne soudain à cœur joie en moi pour me signifier mon imprudence. Pourtant, j'ai déjà eu bien plus peur que maintenant.

— Et il n'était pas le seul, t'as fait les frais de sa fugue, tu garderas sur toi la trace de ton séjour chez nous. Y'a mieux comme souvenir Doc.

Et tellement plus encore.

Il désigne du doigt mon avant-bras à l'entaille rose et boursouflée. Sait-il à quel point je crains qu'il ait raison ? Probablement pas. Mais pas que pour cette cicatrice qui sera le tatouage, et plus encore la preuve à jamais, que je suis bien passée un jour par ce coin rude et singulier du Colorado, a des milliers de kilomètres de chez-moi. De cet endroit dans lequel je ne peux plus retourner, trop près du passé, de l'instant où malgré mon âge, mon innocence s'est réellement envolée. Face aux cadavres de mes parents qui seront jusqu'à la fin de mes jours allongés sur leur carrelage en travertin clair, à peine reconnaissables, souillés de rouge, de taches violacées sur leurs corps martyrisés. Jusqu'à ma fin, je verrai leur fin. Et celle de la Rose que j'étais, avant.

Dans l'ode de Ronsard ¹, je suis cette fleur aux pétales pourpres et fragiles qui décline dans le temps, car tout a un prélude et un terminus. Moi, j'ai vécu un cycle qui s'est achevé un matin froid de janvier. Un jour à jamais rouge dans le calendrier.

Mon Carpe Diem s'est éteint sans que je ne sache qu'il avait commencé, qu'il déclinait, que la bougie allait être horriblement soufflée pour que sa flamme soit cruellement et irrémédiablement décapitée. Moralement anéantie mais toujours physiologiquement parmi les vivants, la deuxième vague de douleurs, réplique sévère dans son mal de la première, m'a au moins ostensiblement permis de trouver un but à ma survie dans la grisaille acerbe du reste de ma vie. Je cherche peut-être depuis des mois sans rien trouver, mais je veux nourrir ma conviction qu'il y a quelque chose à apprendre pour comprendre.

Ma quête n'est pas utopique ni vaine. Je sais toujours qui je suis censée être même en ayant trouvé qui mes parents n'étaient pas. Je n'étais pas venue pour ça, cette découverte est un hasard dont je m'étais pourtant jurée de nier l'existence. Je vais creuser, je crois. Je ne sais pas encore où. Dans ma tête, j'ai déjà dressé la liste des possibilités. Je me dis que la réponse à leurs origines doit être dans une des rares villes dont maman m'avait modestement parlé durant mes sessions d'inquisition. Mais pour le moment, je ferme les yeux sur cette chasse pour rester concentrée sur le pourquoi je suis ici : Ashton n'est plus là, et je veux savoir pourquoi un tel acharnement, pourquoi sa route a un jour croisé celle des barbares qui s'en sont pris aux miens.

Pourquoi il ne m'a rien dit, à moi !? Parce que je l'aurais aidé.

Je poursuis une vérité qui n'a pas les traits d'une chimère. Et si ici ne mène à rien, alors autre part sera ma réponse. J'ai la vie devant moi pour trouver pourquoi ils sont morts, et je la leur consacre pour retarder le moment où le temps sera venu de faire les comptes.

SAUVAGESWhere stories live. Discover now