L'Année du Chien (2007)

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Mon petit plaisir du matin, c'est de sortir chercher le journal. J'ai bien pratiqué l'abonnement avec portage mais ça n'a rien à voir : le temps d'ouvrir la porte, de ramasser le colis et de faire tomber une dizaine d'inserts publicitaires, tout est déjà terminé. Comme si le chasseur se faisait livrer son gibier déjà tué et étiqueté.

J'ai d'ailleurs parfois l'impression d'être un chien, à frétiller d'impatience dans l'entrée au moment de sortir, quels que soient le temps et l'époque de l'année. Je ne me libère vraiment qu'en posant la première patte dans la rue. Je renifle alors brièvement l'air à la découverte des odeurs du jour, puis fonce soulager mon envie pressante de papier frais.

Internet n'a rien changé à l'affaire : même si j'ai déjà consulté des nouvelles plus fraîches avant de sortir, j'ai besoin du contact du papier et au-delà de cet alibi, de me dégourdir les jambes.

Chercher le journal, c'est aussi ma façon de marquer mon territoire. De me convaincre que quelque part, je vis dans le quartier. A Paris, c'est vite réglé : le libraire se terre juste en face et je n'ai que ma rue à traverser - la seule difficulté consiste donc à éviter les déjections canines. Mais à Séoul, je n'aperçois ma proie qu'au dernier moment, après avoir franchi un cours d'eau et deux blocs d'immeubles.

Ce « GS 25 » n'est ni un libraire ni un kiosque mais un magasin de proximité de chaîne ouvert 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, où quatre personnes se succèdent à la caisse en fonction du jour, de l'heure et de l'âge du capitaine.

Comme je ne lis pas le Coréen, je pêche piteusement l'unique exemplaire du Herald Tribune du quartier et en extirpe aussitôt l'édition anglaise du Joongang Ilbo, comme si je devais montrer patte blanche aux clients alentour : « d'accord, je lis un canard de Ricains mais vous avez vu, je m'intéresse avant tout à ce qu'il se passe dans votre beau pays ». En réalité, plus prosaïquement, je préfère terminer par les pages sportives et les comic strips de l'IHT que par les programmes TV du Joongang.

Quoi qu'il en soit, les clients en question n'en ont pas grand-chose à cirer : un zombie pousse sur le comptoir son traitement contre la gueule de bois (une canette de bière de la taille d'un tonneau) et un cadre pressé se brûle la glotte avec un café instantané à 954° avant de foncer prendre son métro.

L'achat du journal s'avère donc le seul moment délicat à passer. Car suivant les bons préceptes bouddhiques, la valeur réside dans le chemin. Dans ces quelques hectomètres de bitume aux pieds des géants de béton, à croiser des enfants en uniforme, des petits vieux bouclant leur tour de piste sur la terre battue de l'école, des gardiens d'immeubles assurant la circulation ou supervisant le tri des déchets, des employés anéantis par la chaleur qui s'annonce / le froid qui perce / la journée qui les attend.

Et au-milieu, cet occidental à la couleur de cheveux incertaine, son journal à la main, investi de la seule mission de rentrer chez lui pour le lire et méditer sur le monde.

Avec son petit chien blanc.

Je crois bien que c'est moi qui ai établi le premier contact. Lui se contentait d'étudier consciencieusement la composition d'un carton de déchets devant l'entrée d'un boui-boui, de l'autre côté de la rue. De dos, il avait l'air tout propre et tout mignon, alors je me suis amusé à le tester.

Les chiens sentent quand vous voulez entrer en relation avec eux. Inutile de gesticuler, inutile de parler ; il suffit d'émettre une pensée positive et sincère à leur attention et à presque tous les coups ça marche.

Avec lui, ça n'a pas manqué.

Quand il tourne la tête vers moi, je constate deux choses :

Premièrement, il n'est pas vraiment mignon et affiche au contraire tout ce que j'exècre au rayon chiens : l'air ahuri et une gueule écrasée laissant échapper un bout de langue rose - le genre de peluche à poil ras supposé adorable que les midinettes affichent sur leur portable au milieu d'une guirlande de cœurs clignotants.

Deuxièmement, il n'est pas vraiment propre, limite maigre, et ne porte aucun collier.

Mais je ressens aussi sa joie immense d'être « appelé » – une joie pure et désintéressée ; cette flamme qui réchauffe de temps en temps le quotidien des désespérés. Lui sent aussitôt ma compassion et essaye de me remonter le moral en faisant le pitre. Ce n'est pas le numéro du mendiant cherchant la piécette mais celui du compagnon au secours d'un plus faible.

Je ne peux m'empêcher de sourire ; décidément, les chiens ne trichent jamais avec les sentiments. Je lui donnerai bien quelque chose à grignoter, mais par défi je ne suis sorti qu'avec la monnaie exacte pour mon foutu canard. En pièces de cent wons dont les numéros ne se suivent pas.

Alors je rentre dans son jeu, simule une attaque, une poursuite. Même s'il n'est pas dupe, il est heureux de me voir reprendre le dessus. Nous marchons maintenant de concert, toujours à une dizaine de mètres l'un de l'autre, lui un peu devant comme pour m'ouvrir la voie. Il s'arrête, me montre quelque chose en contrebas, mais je ne vois rien sinon le cours d'eau. Je fais mine de comprendre, puis nous reprenons joyeusement notre chemin.

Le malaise demeure pourtant, et grandit même à mesure que mon immeuble s'approche. Je suis entré par effraction dans sa vie, mais n'ai pas le courage de l'inviter dans la mienne.

Il est déjà trop tard : désormais nous sommes liés, et peut-être espère-t-il trop de moi. Pense-t-il avoir trouvé un compagnon ou plutôt un maître, comme le laisserait supposer ma prise en main de la situation ? Inconsciemment (du moins veux-je le croire), j'ai ralenti le pas.

Lui a déjà compris : il inspecte un buisson sans la moindre allégresse, fait semblant de n'avoir rien remarqué, épargne cruellement mon amour-propre par sa délicatesse toute confucéenne. Je pourrais monter lui chercher une bricole, nous nous quitterions bons amis... mais ce serait troquer avec de la pacotille une amitié déjà sérieusement teintée par mes faux semblants.

Nous y sommes.

Histoire d'enfoncer le clou, je lui tourne le dos un peu exagérément au moment de composer mon code. Comme si ce géant allait regarder par-dessus mon épaule, du haut de ses vingt centimètres. Voilà que je traite ce petit bout de vie en voyou des mauvais quartiers maintenant...

Je pousse la porte en regardant mes pieds, autant par honte que pour m'assurer qu'il ne se faufile pas dans l'entrée. J'ose à peine me retourner pour affronter une dernière fois son regard de l'autre côté de la porte vitrée.

Aucune trace d'accusation ni de jugement, à peine une pointe de tristesse et de résignation. Le regard d'un enfant jeté trop tôt dans la rue. Et le message d'un adulte revenu des grandes promesses de la civilisation : « je ne t'en veux pas, tu pourras compter sur moi quand tu en auras besoin ».

J'ai essayé de ne pas penser à lui du reste de la matinée. J'ai lu mon bon sang de canard en ne pensant qu'à lui. Et quand il m'a fallu ressortir l'après-midi pour un rendez-vous, je me suis attendu à le retrouver devant la porte de l'appartement, puis dans l'ascenseur, puis devant l'immeuble. Je l'ai même cherché du regard en vain. A la fois rassuré, inquiet, vexé et déçu.

Je ne l'ai jamais revu. Je pense souvent à lui en allant chercher le journal. Et maintenant, j'ai réellement l'impression de vivre dans le quartier.

Mais pas comme à Paris. Vu d'ici, j'aurais plutôt le rôle de l'humain qui pollue de ses déjections la planète des chiens.

***

NB: longtemps après la première publication de cette "dragédie", le JoongAng Ilbo a rénové son édition anglaise. Le JoongAng Daily est désormais appelé Korea JoongAng Daily, et c'est lui qui enveloppe l'IHT (par la suite renommé International New York Times) au lieu de l'inverse. Et en changeant de quartier, je suis revenu à la livraison du journal à domicile.

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⏰ Last updated: Feb 08, 2021 ⏰

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