Chapitre 41

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Je n'eus pas le temps de m'interroger davantage sur les raisons de son geste puisque Sophie ressortit de la cuisine. Elle avait besoin d'aide pour couper un poulet rôti. Gerry se proposa immédiatement, bondissant hors du canapé avec un entrain dont je ne l'aurais jamais crue capable. Elle laissa échapper un rot tonitruant en se redressant, ce qui réveilla la fille de Rick en sursaut.

— Putain, l'ogresse Fiona est parmi nous, laissa échapper Edwin, hébété. On vient t'aider, Tante Sophie !

Ils disparurent dans la cuisine, nous laissant seuls avec Rick et Kiara.

— Comment tu te sens ? Risquai-je doucement à son intention.

Il haussa d'abord les épaules, les yeux rivés sur le feu dans la cheminée. Puis la torpeur sembla le quitter et il tourna la tête dans ma direction.

— Je n'en ai aucune idée, en fait. Je me sens complètement vidé. Liz aimerait que nous restions ici, avec Kiara... Mais je crois que j'en suis incapable. Je ne sais pas ce que tu dois faire ensuite, mais quoi que ce soit, si c'est possible j'aimerais en être. Je ne me vois pas rester dans ce canapé à attendre les zombies ou les pillards.

J'opinai lentement du chef, tâchant de lui glisser toute ma gratitude dans un mince sourire.

— Peter parle parfois de vous, commenta Lolly doucement. Je suis désolée pour ce qui est arrivé à votre fille.

— C'est gentil. Honnêtement, je ne suis pas sûr que Liz s'en remette un jour. Elle a vécu ça... aux premières loges, contrairement à moi. Je ne sais pas. Je crois que je ne réalise pas trop.

Ce fut au tour de Lolly de hocher la tête d'un air compréhensif.

— Il faut souvent un temps pour assimiler ce genre de choses. Et je pense qu'il n'y a rien à ajouter de plus dans une telle situation...

Elle suspendit presque la fin de sa phrase, la laissant flotter comme s'il en manquait la conclusion.

Le poulet rôti était délicieux. Son jus s'était mêlé à l'huile et aux aromates dans une onctueuse sauce dont j'imbibai généreusement mon pain au maïs. Sophie nous l'avait servi avec des haricots verts, s'excusant à cinq reprises de n'avoir que des boîtes de conserve à nous proposer. Nous étions serrés, coudes contre coudes, autour d'une table ovale qu'elle avait dressée comme pour les grandes occasions. Les assiettes, aux motifs surannés, se vidaient lentement alors que la morosité s'était abattue sur nous et pompait notre entrain comme le font les interminables jours de pluie. Les couverts tintaient dans un silence qui semblait lourd, malgré la qualité du repas que nous dégustions.

— Et cette pharmacie, elle est loin d'ici ? S'enquit finalement Gerry, avec le ton de celle qui avait longuement cherché un moyen de démarrer la conversation.

Edwin, manifestement soulagé, lui répondit aussitôt.

— Non, il n'y a aucune pharmacie sur Nassauville mais Yulee, à quinze minutes, en compte plusieurs. Dans des centres commerciaux. Nous, par exemple, on a l'habitude d'aller à celle du Wallmart.

— Qui veut venir ? Demandai-je en passant la corbeille de pain à Vincent.

Il avait cette curieuse manie d'utiliser des morceaux de pain pour essuyer son assiette. Je me demandai si c'était une coutume française.

— Ben, moi, déjà, répondit Edwin en haussant les épaules.

— Ouais, ça va de soi. Je t'accompagne. Qui d'autre ?

Je fus le témoin d'un subreptice échange de regards entre Rick et sa femme. Elle aurait pu détruire définitivement ma joie de vivre en me toisant comme elle le toisa alors.

— Je vais venir aussi, marmonna Rick, remportant ainsi un glorieux combat silencieux.

— Je vous aurais volontiers accompagnés, mais je ne suis pas sûre que mon quintal vous serait très utile, s'exclama Gerry en essuyant ses doigts gras sur une serviette en tissu. Ceci dit, je suis sûre que je ferais un excellent bouclier anti-émeutes.

— Tu veux dire que c'est seulement du muscles ? S'écria Edwin en lâchant sa fourchette.

Il avait dit ça sur le ton de la plaisanterie, mais les lèvres de Liz se pincèrent davantage, si cela était possible.

— Oh ça non, c'est cent pour cent pur gras, mais je me demande juste si ça arrête bien les balles. En tous cas, Madame Tante d'Edwin, j'adore votre poulet rôti. Et vous m'avez fait adorer les haricots verts, ce qui est un foutu exploit.

— Ne vas pas me dire que tu es dans le cliché, "les obèses ne mangent que des frites et des hot-dogs" ? La taquina à nouveau Edwin.

Je commençais à apprécier sérieusement ces deux-là. J'observai, amusé, la façon dont les autres réagissaient à leurs joutes verbales, tandis qu'ils glissaient sur des terrains que tout le monde ne trouvait pas forcément drôles. Lolly y semblait sensible, un minuscule sourire étirait le coin de ses lèvres alors qu'elle avait attaqué sa cuisse de poulet avec les dents. Vincent était à peu près dans le même état d'esprit. Kiara, la pauvre, ne savait plus où se mettre et alternait des regards affolés d'un parent à l'autre. Elle devait se demander si un éclat de rire lui vaudrait d'être tranchée en deux par sa délicieuse mère.

— Si j'avais seulement mangé des bâtonnets de céleri, Ed, je serais frêle et pâle comme toi. Tu bois un jus de citron en guise de petit déjeuner, non ?

— Seulement après m'être lavé les dents avec le sang d'une vierge, répliqua-t-il en faisant claquer sa langue.

Kiara poussa un gémissement horrifié qui déclencha l'hilarité générale. Liz se pencha vers elle.

— Ne t'inquiètes pas, chérie, il dit des bêtises pour faire peur à la gr... à... Vous pouvez me rappeler votre prénom ? Demanda-t-elle en pointant Gerry du doigt.

L'hilarité mourut aussitôt. Un silence affreusement gêné lui succéda. Je concédai à Elizabeth un talent fascinant pour la création de malaises.

— La grosse, tout simplement, répondit Gerry calmement. J'imagine que c'est le nom approprié quand on n'a pas vu l'intérieur de son nombril depuis dix ans. Donc on va rester sur la grosse pour moi, et la connasse pour vous.

Gerry me regarda pendant une toute petite seconde, assez longue pour que je lui décoche un clin d'oeil où transparaissait ma fierté. Liz la trucida de son regard affreux mais Gerry ne devait pas craindre ces blessures-là.

— Rick, dis quelque chose, finit par lâcher sa femme d'une voix blanche.

— Je n'ai pas envie.

— Ne sois pas un lâche, pas maintenant.

Vincent, en face de moi, me lançait à présent un regard rond. Je n'étais pas loin de me dire que j'avais trouvé une scène encore plus hallucinante que celle découverte dans la chambre d'amis de Lolly. Mais alors que j'espérais une explosion de colère chez mon quadragénaire modèle, Rick reposa calmement sa serviette. Et calmement toujours, il se leva avant de pousser sa chaise contre la table.

— Je pense que nous devrions partir maintenant. Peter, Edwin, si vous êtes prêts ?

— J'aimerais que Vincent nous accompagne également, fis-je en m'essuyant la bouche.

Celui-ci chercha l'approbation dans les yeux de sa supérieure, mais peu m'importait qu'il l'obtienne ou non. Quelle que soit l'opinion de Lolly, il était hors de question que je n'en ai pas au moins un des deux sous la main pour empêcher l'autre de s'en aller. Les informations que m'avait donné ma jolie rousse sur le Belligétazen étaient trop précieuses pour que je la laisse déjà rompre notre collaboration.

Et puis, globalement, je n'avais aucune envie qu'elle s'en aille où que ce soit.

Quelques minutes plus tard, nous filâmes entre hommes, laissant le soin aux filles de combler les silences gênants par ces conversations plus légères dont elles étaient censées détenir le secret. Étrangement, j'eus beaucoup de mal à me figurer Lolly et Gerry dans ce type d'échanges, et je savais qu'elles auraient préféré venir avec nous. Mais nous étions déjà quatre et c'était largement suffisant pour une virée à la pharmacie.

Du moins le pensais-je alors.


Z - Où tout commenceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant