Darie Sovaranna, fugueuse professionnelle

2 0 0
                                    

La nuit en est à son milieu sur les berges. Et Darie roule, roule, roule. Elle roule avec l'énergie de ses 16 ans, ce pétrole qui s'épuise avec l'âge, dans chaque jambe. Juchée sur ses rollers dans sa nuit. Cette obscurité parsemée de lumières de la ville autour d'elle. Et ce sombre monde dans son esprit. Elle roule sur le Pont de la Guillotière. L'air si insouciante. Elle vient d'échapper au long bavardage de Juan, à son haleine chargée, à son vélo harley, à ses allusions dégueulasses. Il a trois fois son âge. Elle roule.

Plus tard, épuisée par l'alcool, le sport, l'angoisse, elle s'effondrera sans doute sur le gazon, en bas. Avec une ou des amies de galère. Ou elle se planquera dans un recoin autour de la piscine pour somnoler en restant vigilante, parce qu'un pervers l'aura suivie.

Ici, dans cet espace des berges de pierre, de gazon et d'eau. Et de pisse sous les ponts. Ici devant les péniches. Dormant un peu avant le matin. Passant parfois une nuitée ou deux chez une autre âme. Une âme charitable ou animée d'une chaleur de bas-ventre subite dont il faudra détourner les flammes et l'objet, à moins d'aimer se brûler.

Sur les quais c'est l'été. Il y a des rires, des chants. Des copains. Des guitares et des djembés. On est étudiant, galérien, salarié. Autour d'une guitare. D'une bière. D'un joint.

Certaines de ses amies sont des compagnes d'infortunes, du monde des enfants enfuis des foyers de Lyon. De son univers. De sa vie de lambeaux.

Ce sont des compagnes qui partent, elles aussi, de la solitude des murs collectifs. Se faufilant loin du regard légal des adultes. Se retrouvent là aussi autour d'une guitare. D'une bière. D'un joint. Une sorte de famille. Pour celles qui n'en ont pas vraiment eu.

Une sorte de famille. Pour une vie qui rit un peu, et avoir des gens avec soi dans ce monde qui se ligue contre vous. Dans cet univers de beaux-pères violents. De mamans qui ont disparu. De familles d'accueil. D'assistants sociaux. De centres d'hébergements pour mineurs. De passages, pour certains au moins, aux tribunaux ou au minimum au commissariat. Ce monde de petits matins grelottants au dehors. Avec pour seuls biens à soi le mobilier urbain de la collectivité. Avec pour seul déjeuner souvent l'air frais du jour.

Il y a les plans qu'on échange pour bouffer, se planquer ou se loger. Et il y a la police qui fait peur aux gros lourds qui harcèlent tard le soir. La police dont on se cache aussi pour pas être ramenée au foyer de force en hurlant, en pleurant. En crachant ses tripes de dépit de perdre sa vie entre ces murs avant même de pouvoir la gagner.

Il y'a les brisures. Violentes. Dans la tête. Parfois sur le corps. Toujours dans la tête. Souvent sur le corps. Des blessures que les autres vont ont infligées. Papa violent. Belle-Mère sadique. Famille d'accueil sans amours sauf celui qu'on pratique dans les donjons du sado-masochisme. Passage à tabac par des groupes du foyer. A ces petits jeux on a plus ou moins de chance, on est plus ou moins marqué. Même dans ce monde de misère, il y a les perdants et les moins perdants.

Et il y a les blessures qu'on s'inflige. A force de ne pas être aimé, on ne s'aime plus. On ne s'aime pas. En fait on s'est jamais aimé. Parce qu'on ne vous a jamais aimé. L'un des seuls compliments ne provenant pas d'un séducteur plus ou moins adroit, c'est une assistante sociale qui lui a dit. Qu'elle était une fugueuse professionnelle. Certes pas un vrai compliment. Mais quand même, Darie, elle avait trouvé ça un peu classe.

Et l'impression d'être inutile et futile à ce monde. Ce monde sur lequel on s'assoit pour ouvrir une canette des épiceries du cours Gambetta ou du Leader Price.

Si les dames des services sociaux n'étaient pas obligées, qui iraient les chercher, penser à ces damnées de la chair ? A qui manqueraient-elles ? Qui se sentirait privé par la disparition de cette humanité qu'on considère foutue dès son aurore ? Dès une naissance au mauvais endroit, chez les mauvaises personnes ? Dès qu'un destin s'affaisse ? Son prénom à elle, Darie (« celle qui règne sur la terre », en cambodgien), est une putain d'arnaque. Pas très inspirés ses parents. La seule terre qu'elle contrôle c'est le nombre de morceaux de glaise sur son jean au petit matin.

Elle s'est entaillée les veines. Un jour. Une fois. Enfin plusieurs fois. Dans la rue. Au foyer.

Là-bas où ils l'ont placée.

Elle a aussi pris des cachets. Ceux qui font dormir pour une nuit ou pour la vie. Essayer de s'éliminer ? Essayer de s'oublier ? Elle sait pas trop.

De quoi seront faites les 50 ou 60 prochaines années de ta vie quand les premières lueurs de l'existence sont si ratées ? Comment on se faufile entre les portes des murs gris ? Est-ce qu'on va y arriver, oui est-ce qu'on va arriver à se trouver ? Dans quoi au juste, d'ailleurs ?

Dans la normalité du couple/CDI/enfants ? Est-ce que c'est cela l'idée du bonheur ? Est-ce que le bonheur est possible quand on est dans la merde depuis la sortie du ventre de sa mère ? Lorsqu'on est aussi attachés aux galères qu'un Bad Gone à l'Olympique Lyonnais ? Est-ce qu'il ne vaut pas mieux la chaleur d'un cercle d'amis pelés ? De la famille de ceux qui n'en ont pas ? Pour refaire le monde. Autour d'une guitare. D'une bière. D'un joint

Croire, quelques instants, que l'aube qui se lèvera demain sur les berges sera la bonne. Celle qui chassera le cauchemar par lequel elle a commencé sa vie.

Guillotière(s)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant