Mauvais Rêves

By LesCrisVains

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Lorsqu'un vieux romancier croise un soir une jeune inconnue en pleurs, il ne lui en faut pas plus pour lui in... More

Premier Passage
Chapitre 1
Chapitre 2
Deuxième Passage
Chapitre 3
Chapitre 4
Chapitre 5
Chapitre 6
Chapitre 7
Chapitre 8
Troisième Passage
Chapitre 9
Chapitre 10
Quatrième Passage
Chapitre 11
Chapitre 12
Chapitre 13
Chapitre 14
Chapitre 15
Cinquième Passage
Chapitre 16
Chapitre 17
Chapitre 18
Chapitre 19
Chapitre 20
Chapitre 21
Chapitre 22
Sixième Passage
Chapitre 23
Chapitre 24
Septième Passage
Chapitre 25
Chapitre 26
Chapitre 27
Chapitre 28
Chapitre 29
Chapitre 30
Chapitre 31
Huitième Passage
Chapitre 32
Chapitre 34
Chapitre 35
Chapitre 36
Chapitre 37
Chapitre 38
Chapitre 39
Chapitre 40
Chapitre 41

Chapitre 33

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By LesCrisVains

C'est le bruit d'un plateau déposé sur la table et la voix tonitruante de Gloria qui réveillent Oriane le lendemain.

Comme à son habitude, l'infirmière affiche un large sourire sur son visage hâlé, si rayonnante que le soleil d'hiver dehors parait bien ridicule en comparaison. Elle tire les rideaux d'un grand claquement sec, s'émerveille du beau paysage derrière et s'exclame :

« ¡ Buenos días madame Souaignot ! Il est l'heure de se réveiller ! Une belle journée commence, ¡ anda !

Dans son entrain, l'espagnol se mêle au français, ce qui a toujours eu le don de faire sourire Oriane. A défaut d'y comprendre quelque chose, vu son piètre niveau en langues, elle peut au moins s'amuser de ces sonorités exotiques et de ces démonstrations théâtrales dès le matin. Gloria a sans doute bien compris qu'elle aimait ça, puisqu'elle a une curieuse tendance à exagérer cette particularité devant sa patiente brune...

— Ça va mieux depuis hier ? s'enquiert la soignante en versant le chocolat chaud dans une petite tasse blanche.

Malgré son plutôt jeune âge, sans doute le même qu'Oriane, il y a une étonnante sagesse qui se lit dans ses yeux sombres, profonds comme ceux d'une vieille matriarche espagnole. Peut-être que cette image d'Épinal est confortée par sa physionomie rondouillarde et sa voix grave, presque masculine. En tout cas, elle évoque à sa patiente une de ces mères solides comme un roc mais au fond si tendres. Celles dont le rire facile n'est jamais moqueur, celles qui partagent de bon coeur leurs joies, mais sauront aussi vous épauler dans vos peines. Oriane aimerait être une telle mère.

Tu avais une amie comme ça. Tu te souviens ?

Chassant cette idée, Oriane adresse un nouveau sourire à l'infirmière.

— Euh... Oui, ça va mieux...

Et elle ajoute, un peu gênée, comme un enfant fautif :

— Et... Désolée pour hier. J'ai... J'ai fait n'importe quoi. Vraiment désolée.

No pasa nada, señora : nous sommes là pour vous aider, d'accord ? Alors ne vous en voulez pas trop ! Et puis avouez que vos crises sont moins violentes qu'avant, ­ ¡ vas mejorando !

La patiente acquiesce en s'extirpant avec un peu de difficulté de ses draps.

¿ Estás bien ?

— Oui. Mieux qu'hier, en tout cas.

Gloria ouvre la bouche un instant, pour la refermer aussitôt à regret, dans un mouvement qu'Oriane ne sait que trop bien comment interpréter. L'infirmière regarde encore un moment sa protégée se lever puis, voyant que son corps en métamorphose ne l'handicape pas trop, elle s'autorise à relancer :

— Vous avez rendez-vous avec la docteure Javarbel aujourd'hui, c'est ça ?

— Oui. Après l'atelier ergo.

¡ Qué bien ! Por cierto, Rahim m'a dit que vous étiez franchement douée ! Une vraie artiste !

Avec un sourire gêné, la jeune femme hausse les épaules.

— Bah... Je me débrouille, on va dire.

Avant d'ajouter maladroitement :

— Enfin... J'aime bien tout ce qui est travail manuel... Je...

Elle s'éclaircit la voix, cherche ses mots :

— Je travaillais dans la mécanique avant. »

Ça lui fait toujours bizarre de dire ce mot, "avant". En général, elle essaye de l'éviter. Bien sûr qu'elle y pense, souvent malgré elle, mais elle n'ose pas l'employer à voix haute. Parce que cet "avant" est rempli de honte, relique d'une époque où elle disait "ça va" sans le penser sincèrement, juste pour rassurer les autres. Cet "avant" lui fait l'effet d'un souvenir lointain et confus, mais toujours aussi désagréable dans sa mémoire.

Souvent, il lui arrive de se regarder dans la glace en s'en étonnant : a-t-elle vraiment pu être un jour cette mauvaise comédienne qui ne joue que pour plaire à son public ? Ce pathétique masque est tombé à présent : ses ténèbres sont à nu, sa passion visible à même son corps, sa folie connue de tous – les cadavres en témoignent hélas.

Alors maintenant que tout ce mal est fait, que tous ces crimes ont été commis, que toute cette rage a été hurlée, Oriane se le demande parfois : y a-t-il vraiment eu cet "avant" ? Y a-t-il vraiment eu quelque chose avant qu'elle n'embrasse Ikare sous la lumière d'un lampadaire sale, le majeur en l'air ?

A ce souvenir, la peau de la jeune femme est parcourue d'un frisson. Ses lèvres s'entrouvrent, geste que Gloria semble prendre pour une timide tentative de confession, puisqu'elle l'encourage d'un :

« Oh, vraiment ? »

Elle la regarde avec intensité maintenant, elle l'invite à lui parler davantage de cet étrange monde où Ikare n'existait pas. Mais comment peut-on imaginer un monde pareil ? Il serait dépourvu de sens, car dépourvu d'Ikare ! Pourquoi voudrait-elle y retourner, ne serait-ce qu'en souvenir ? Cette simple idée ravive chez Oriane de vieilles silhouettes maudites : le fantôme et la lionne, aux ombres mêlées dans une masse indistincte et menaçante, l'appellent de leur voix hypocrite...

Non !

La patiente détourne la tête, signe que les aveux n'iront pas plus loin ce matin.

« Un jour il faudra accepter de parler, soupire Gloria.

Cette dernière ne parvient qu'à articuler ces trois mots, qui lui tournent dans la tête depuis toutes ces semaines comme une valse à trois temps :

— Ikare me manque.

Yo lo sé. On ne peut pas toujours regarder en arrière, ¿ vale ?

Silence.

— Il faut aller de l'avant. C'est dur mais nécessaire.

La patiente ne répond toujours pas : la conversation semble pour de bon terminée. Gloria soupire de nouveau, néanmoins elle n'insiste pas, ce dont son interlocutrice la remercie d'un regard. L'infirmière se contente de vérifier :

— Vous pensez que ça va aller pour ce matin ?

— Oui.

— Sûre ?

Cette fois la jeune femme hoche la tête, se voulant le plus sincère possible dans son sourire. Elle se sent réellement mieux qu'hier. Et si le manque continue de la ronger, il lui semble déjà plus supportable ce matin.

Bueno... Si vous n'avez pas besoin de moi, je vais vous laisser, madame Souaignot ! Je reviens tout à l'heure pour vos médicaments, en attendant ¡ cuídate !

Elle se dirige vers la porte avant de glisser un énigmatique :

Malos o bonitos, sueños solo son sueños, señora Souaignot. »

Sans trop comprendre grand-chose de cette phrase, sinon le fait qu'il y est répété plusieurs fois son patronyme, Oriane maintient une courbe timide sur ses lèvres. Courbe qui disparait sitôt la porte fermée et le bruit des pas dans les couloirs devenu lointain.

Elle jette un regard vers le plateau de nourriture, déposé sur la petite table en face de la fenêtre – verrouillée, bien sûr. La jeune femme n'a pas vraiment faim, mais le médecin a été clair à ce sujet : ces sensations, bien que courantes pour une personne de sa condition, ne doivent en aucun cas l'empêcher de se nourrir. Il lui faut reprendre des forces, a-t-il insisté plusieurs fois.

Alors elle se lève de mauvaise grâce, s'installe devant son repas, et essaye du mieux qu'elle peut d'avaler tartines et chocolat chaud. Et naturellement, en avalant ce repas sans saveur, identique à tous les précédents, identique à toutes ces journées qui s'écoulent avec une perpétuelle impression de déjà-vu, Oriane pense à Ikare. Il n'y a que ce passé-là qu'elle chérit. Pourtant, rien que pour lui, elle se ferait nécromancienne. 

Ainsi elle passe tout son repas à rêver de son bel ange et de leurs retrouvailles prochaines, aveuglée par ses trop belles illusions. Puis, toujours le sourire flottant sur les lèvres, elle se laisse entrainer par la routine quotidienne : toilette, prise de médicaments, puis la voilà qui se dirige maintenant vers la salle d'ergothérapie, avançant d'un pas tranquille dans les couloirs trop blancs de l'hôpital. Seul le vert du parc derrière les fenêtres, ainsi que celui des portes des chambres, trouble cette blancheur et la rend moins écoeurante.

De temps à autre, elle croise des ombres hagardes dont on a préféré le silence à la folie. Leurs yeux sont le plus souvent vides, leur démarche – s'ils marchent – titubante, leurs cris étouffés par les calmants. Bêtes en cage. Peut-être que cela vaut mieux que des fauves déchainés, après tout. Si la lumière des lampes dans les couloirs est incolore, vide de la moindre teinte de vie, elle a au moins l'avantage d'être aussi indolore. Sauvetage ?

« Salut !

Bien sûr, certaines personnes sont en meilleur état que d'autres : un jeune homme dénommé Ben, par exemple, qui vient de saluer Oriane avec un sourire.

— Salut, répond-elle d'un souffle.

Elle n'a jamais réellement su pourquoi il était ici : à chaque fois qu'elle le voit, il parait... normal, et même joyeux parfois. Que se cache-t-il donc derrière son masque ? Peut-être était-ce lui qui pleurait deux nuits plus tôt. Peut-être était-ce lui qui suppliait qu'on le sorte de là. 

— Ça va ?

— Oui et toi ? »

Ben ne répond pas et poursuit son chemin, par étourderie ou par peur de répondre par la négative. Alors Oriane se contente de garder son sourire.

En fait, comprend-elle, elle a trop peur de ses propres démons pour aller découvrir ceux des autres. Ce jeune homme demeurera donc un simple sourire silencieux pour elle, et si ses yeux rieurs se couvrent de larmes la nuit, elle ne préfère même pas le savoir.

Elle continue sa route, les pensées toujours vagabondes.

Le pire, dans cet hôpital, reste ceux qui ont peur. Ceux qui sont assez inconscients pour dévisager à longueur de journée la jeune femme et son tatouage, mais assez conscients pour savoir ce qu'il signifie. Oriane les entendrait presque murmurer entre eux : regardez, c'est Hyde. Ils ont dû entendre parler de ses crimes, son procès. Ils ont dû voir les images de manifestations et de combats de rue qui ont éclaté dans la ville suite à cela.

Laffiera s'est calmée depuis le temps, débutant à présent la nouvelle année sur les ruines de l'Organisation et d'un bref soulèvement populaire. Néanmoins les angoisses demeurent, maquillées en prudence, et malgré les semaines passées, c'est toujours de la peur qu'Oriane voit dans les yeux de certains. Parfois de la haine. Des étincelles qui traversent les visages mornes, qui allaient jusqu'à la violence au début. Oriane se souvient avoir entendu des menaces de mort les premiers jours de son hospitalisation, des "sale monstre" crachés dans son dos.

Maintenant, la haine s'est enfouie comme un serpent au fond des pupilles des patients. La peur, elle, se voit toujours autant.

Ikare aimait cette peur, il en voulait dans tous les regards – sauf celui de sa compagne, bien sûr. Pas Oriane : au contraire, elle éprouve toujours un pincement au coeur quand elle voit cette expression sur les visages, miroir perpétuel d'un reflet dont elle se dissocie de plus en plus.

En cheminant dans les couloirs de l'hôpital, la jeune femme s'imagine mille beaux discours pour persuader le monde entier de sa rédemption. Elle aimerait leur affirmer à tous qu'elle a conscience de la gravité de ses actes, qu'elle regrette tous ces morts, tous ces deuils, toutes ces larmes. Mais elle aimerait aussi leur prouver qu'elle a changé, et que désormais elle cherche à transformer ses griffes de fauve en ailes de colombe.

Surtout, elle aimerait clamer à tous ces gens que son amour pour Ikare n'est pas forcément incompatible avec un si noble projet. Elle aimerait hurler que si cet amour est un venin, comme l'affirment tant de personnes, comme l'affirme la voix du doute dans son esprit, alors elle changera ce poison en merveilleux élixir.

Oriane veut être en paix à présent, rêvant du jour où elle pourra de nouveau être heureuse. Alors, enfin, elle pourra retrouver Ikare, sentir sa chaleur et ses bras maigres contre son corps comme autrefois. Ce jour-là sera un jour de fête, oui ! Un jour qu'elle bénit d'avance ! Un jour auquel son coeur se...

Ces idées ne sont que de trop beaux mensonges. Une part d'elle le sait. La nargue.

Ah oui ? Et si là, tout de suite, Ikare te tendait un couteau, tu serais capable d'y résister ?

La patiente aux rêves impatients secoue la tête, ne remarquant plus les rares personnes qu'elle croise. La voilà qui s'engouffre encore dans des pensées qu'elle voudrait fuir : le doute. Alors une fois de plus, consciente de cette petite chose qui bat en elle, elle esquive la question :

— Ikare ne me tendra plus de couteau.

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