Macabre - La beauté cachée [E...

By AJTWICE

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Depuis petite, bien avant la mort de son grand frère bien-aimé, Livia se sent attirée par tout ce qui d'ordin... More

Présentation
Prologue
Chapitre I
Chapitre III
Chapitre IV

Chapitre II

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By AJTWICE




Le prisonnier finit par arrêter de se débattre pour traîner les pieds. On sait que les animaux sentent la mort arriver, mais d'après mon expérience, les humains aussi. Sauf qu'au lieu d'aboyer à la lune, leur voix s'éteignent pour écouter ses pas approcher. Ce silence-là possède presque une consistance, proche de la moiteur. Il colle à la peau.

Nous arrivons enfin devant la pièce où la vie est passée tellement de fois à trépas. Froide comme la mort, exiguë comme un cercueil et impersonnelle au possible. Des murs jaunis, des tuyaux rouillés, un carrelage sans fantaisie ébréché par endroit. Je sais exactement où pour ne pas me prendre les pieds dedans. Il ne faudrait tout de même pas que mon aiguille atterrisse dans le cou d'un gardien.

Travaux repoussés sans arrêt, hygiène douteuse et atmosphère glauque à souhait. Les hautes instances ne veulent pas dépenser le moindre Crowling pour améliorer son état. A quoi bon rendre cet endroit accueillant et propre puisque, hormis le personnel, les autres n'y passent qu'une seule fois. On ne va pas non plus semer un parterre de pétales de roses directement vers le cimetière. Ils feront le grand voyage, mais dans les cales infestées de rats.

En somme, un lieu de mauvais goût pour des hommes qui ont le goût du mauvais. Une dernière demeure lugubre et insalubre avant de rejoindre et communier avec la nature, la terre, les vers et les pissenlits.

En même temps, j'admets qu'il serait sans doute mal venu de rajouter des vases, des bibelots ou des napperons en décoration. Peut-être qu'une guirlande «Adieu, Meurtrier» n'offenserait pas grand monde, mais je ne me risquerais pas à soumettre cette proposition à ma hiérarchie. On me prend déjà assez pour une jeune femme aux idées fantasques, voire un peu trop révolutionnaire. J'injecte mes idées avec parcimonie, sournoisement, une anguille mentale entre les roches indestructibles des dominants et dominateurs.

J'entre calmement par la deuxième et trop lourde porte, celle du personnels, l'autre n'étant empruntée que par l'assistance. Pour le moment, le rideau blanc - dont la couleur se rapproche plus d'un visage atteint de jaunisse - cache la grande vitre derrière laquelle patientent les proches de la victime, du meurtrier et parfois quelques journalistes. Ils se déplacent en meute, histoire de boucler à la dernière minute leur rubrique nécrologique ou ajouter une petite sous-tribune à leurs journaux s'ils estiment que le condamné mérite une place - petite ou de choix - à la Une. Tout dépend de la tendance ou de l'intérêt du public à ce moment-là. Il suffit d'un nouveau cirque en ville, une course hippique programmée, un riche héritier en vogue ou un joueur de croquet célèbre pour éclipser cette affaire. On n'ignore pas les priorités de ces braves gens, aussi superficielles soient-elles.

Malgré tout, un tueur d'enfants en moins dans cette ville, ça se déclame, et celui-ci possède toutes ses chances de voir son portrait mortuaire passer devant de nombreux visages de lecteurs satisfaits, avant que ceux-ci ne retournent à leurs occupations habituelles. Une petite notoriété post-mortem qui va finir dans les tiroirs poussiéreux des archivistes.

Je me lance dans le grand bain de formol. Comme toujours, dans un petit rituel très discret, je vérifie que ma multitude d'épingles retient toujours mon chignon, range les quelques mèches rebelles derrière mes oreilles, lisse mon tablier, remonte mes manches jusqu'aux coudes, puis me frotte les mains pour les réchauffer.

On pourrait croire à une comédienne prête à entrer sur scène qui implore le sort d'éloigner les mauvaises critiques. Excepté que : premièrement, mes cours hebdomadaires de théâtre ne suffisent pas à me propulser sur les planches, et deuxièmement, je ne me considère pas superstitieuse pour un sou. Ma mère passe son temps à se signer, à éviter de passer sous les échelles, à obliger les domestiques à chasser les chats noirs à coups de balai ou jeter du sel par dessus son épaule, alors que je m'amuse plutôt à provoquer ces phénomènes qui l'a terrorise. Ce qui me vaut d'ailleurs des coups d'éventail à répétition et des regards foudroyants de sa part. Elle ne plaisante pas avec ses croyances, malheureusement pour elle j'adore m'en moquer ouvertement. Le ciel ne va pas nous tomber sur la tête juste parce que nous mettons le pain à l'envers sur la table, seulement si on s'étouffe avec à la limite.

Non, à l'instant, je me conditionne juste mentalement et froidement à ce qui va suivre, pour que rien ne vienne perturber la séance. Je laisse mes sentiments dehors, sur le palier. Une distanciation nécessaire dans ce métier qui peut paraître difficile d'un point de vue extérieur. Ce que je peux parfaitement comprendre. Il faut sans doute devenir un peu inhumain pour se mettre à la hauteur des personnes qui finissent dans cette sinistre pièce.

Heureusement, ma part du contrat s'arrête à la fabrication du produit - celui en instance d'utilisation dans mon tablier - , pour sauter des étapes jusqu'à l'après. Je ne donne pas moi-même la mort à proprement parler. J'avoue pourtant que je me suis toujours demandé jusqu'à quel point je suis responsable de la mort de ces gens. Après tout, blâme-t-on le confectionneur d'un poignard qu'un meurtrier utilise pour trouer le coeur d'un innocent ? Tenons-nous responsable le cheval qui écrase un piéton imprudent dans la rue ou le constructeur du fiacre qui le percute ? Rejetons-nous le boulanger qui a vendu le pain avec lequel un enfant s'étouffe ?

«Etrange, je ne cesse de penser à du pain, sans doute ai-je un peu faim ?» Ça m'arrive souvent dans un moment pareil. Mes besoins vitaux se manifestent, presque pour conjurer la mort. Dire «nous, nous fonctionnons toujours !». En plus de cela, je passe mon temps à contenir un carambolage de pensées incongrues et hors de propos qui jaillissent dans mon esprit en permanence. Souvent lorsqu'une personne s'adresse à moi ou que je dois me concentrer, cela va de soi. Mon hyperactivité me fatigue, et mes gargouillements intestinaux me font honte.

Dans mon coin, j'observe Gareth - le rouquin - et Barnes - le dégarni - installer le condamné sur la chaise de la dernière heure. Un trône de torture fait de bois solide et sombre, de clous, de deux étriers et légèrement incliné. Il surmonte une petite estrade, sans doute au cas où des petites personnes manquent le spectacle au fond. Cela donne un côté presque royal à ce siége mortel, ce qui n'est pas totalement dénué de sens vu le nombre de rois exécutés au fil de l'Histoire. Un trône où on ne règne que quelques minutes seulement et où la sangle frontale remplace la couronne. Des sangles, ce n'est pas ça qui manque. Les poignets, les chevilles, la tête, l'abdomen. Les gardiens les serrent, resserrent, vérifient autant qu'ils le peuvent. S'ils continuent, ils vont couper sa circulation, ce qui rendrait ma présence inutile.

Je ne dis rien face à cet excès de zèle, mais ne peux m'empêcher de lever les yeux au ciel. A part si notre prisonnier est champion olympique de saut à pieds joints, contorsionniste et expert en arts martiaux en même temps, peu de chance qu'ils puissent s'échapper d'ici. Surtout qu'il ne montre aucun signe de résistance. Au contraire, il se laisse faire, de plus en plus conscient de l'issue fatale. C'est plus facile de nier l'évidence quand la mort marche derrière vous que juste à côté. Je ne retrouve pas chez lui de peur panique, d'hystérie ou de tremblements compulsifs comme ça arrive parfois. La peur est plus subtile chez lui, patiente, attentive, latente.

— Ça n'a pas demandé de bénédiction ? De charlatan en soutane ? demande Barnes, le nez retroussé comme s'il allait racler sa gorge pour chercher le plus gros graillon possible. Comme si quelques mouvements de doigts pouvaient donner accès au paradis. Quelle blague !

— Ta femme ne serait pas de cet avis, ricane son collègue, avec un petit rire nasal insupportable. Et non, pas d'absolution pour l'Ogre Rouge. Les portes de l'enfer sont grandes ouvertes !

— C'est marrant, c'est ce que j'ai dit à la tienne quand elle a écarté les cuisses l'aut' jour.

J'ignore ces blagues grivoises pour me concentrer sur le «Ça». Lorsque Gareth prend plaisir à trouver des surnoms plus ou moins inspirés - parfois repris des journaux ou de son propre cru, et je dois bien lui admettre un certain don en la matière -, Barnes lui adore étiqueter les condamnés avec ce pronom on ne peut plus déshumanisant.

A mon arrivée, je pensais que c'était sa manière à lui de mettre des distances, en considérant ces hommes comme des meubles bons pour la décharge et non des âmes prêtes à s'éteindre. Une manière méprisable, certes, mais qui suis-je pour juger la façon dont les autres se protègent ?

Avec le temps, mon jugement a suivi la piste de la haine. Il pouvait très bien rejeter tout ce qu'ils représentaient. Une sorte de déni criminel. Des monstres sans coeur, barbares et la plupart du temps sans regret pour leurs actes. Nommer quelqu'un c'est admettre sa vérité, qu'il existe et qu'on le prend en compte. Comment les considérer comme des êtres humains, lorsque la plupart porte une peau de bête répugnante pardessus leurs os ? Et encore, une bête tue par instincts et survie, ceux-là ne répondent qu'à des motifs pervers, abominables et des émotions aussi extrêmes qu'instables. Du moins, lorsqu'ils en témoignent un minimum.

Pour ma part, je trouve que les meurtriers sont tout ce qu'il y a de plus humain. Des humains de l'extrême, cela va sans dire. Le tréfond de l'humanité, caractérisée par sa noirceur et ses déviances. Après tout, on ne naît ni mauvais ni meurtrier, on le devient, mais quelque chose dans le rouage de leur esprit s'est grippé à un moment donné. Ce sont des horloges, tout ce qui a de plus banales, qui un jour ne fonctionnent plus pour une raison ou pour une autre. Elles donnent toujours l'heure, mais à l'envers. Ou prises de folie, les aiguilles s'affolent dans tous les sens. La vitre se casse, les ressors s'éjectent. On essaie de les réparer, de trouver la pièce de rechange, mais c'est trop tard. Sauf qu'une horloge n'a jamais tué personne, pas de son plein gré en tous cas. Un de mes oncles a eu sa nuque brisée à cause d'une vieille horloge mal fixée, achetée pour une bouchée de pain dans une brocante de Hustlers Street. Mort sur le coup (sans vilain jeu de mots), mais honnêtement je ne pense pas que c'était volontaire même si c'était un crétin d'une radinerie cosmique.

Quoiqu'il en soit, Barnes n'est pas en position pour les traiter comme des choses. On ne sait pas ce qui se cache dans ce mécanisme complexe, et pourquoi il ne fonctionne plus. Ni même si des personnes tiennent à cette fichue horloge.

«Je viens de me contredire en les comparant à des pendules...» soufflé-je intérieurement.

Finalement, j'ai compris que Barnes n'était qu'un petit imbécile arrogant, frustré, qui compense peut-être sa taille, un salaire minable, sa calvitie, une femme tyrannique ou je ne sais quoi d'autres encore. On devait peut-être le maltraiter à l'école. C'est sûrement un lieu commun ou un cliché de dire ça, mais les enfants harcelés d'hier deviennent souvent des persécuteurs de demain. Une vengeance tellement à retardement, que le plat qui se mange froid est même servi glacial.

Je dois dire que les clichés m'amusent beaucoup, ce sont des miroirs grossissant de la réalité, comme on en trouve dans les fêtes foraines, des défauts peints sur la toile d'un caricaturiste.

Quant à la vengeance, c'est une autre histoire, et lorsque la porte s'ouvre sur la silhouette imposante de mon chef, puis sur un petit bonhomme (à moins que ce soit le contraste avec le premier qui me donne cette impression), je n'ai plus le temps de débattre intérieurement sur le sujet.

A leur arrivée, les deux gardiens reprennent une attitude hiératique, parfaitement risible et pathétique. Notre chef ne se laisse pas abuser par ces deux énergumènes, il sait très bien à qui il a affaire - c'est-à-dire des tire-au-flanc, sexistes, plus bêtes que méchants - et aime répondre à leur lourdeur par celle de son regard. Ca marche à tous les coups. Ils s'écrasent plus vite que des cafards sous une semelle à grande pointure.

Quant au deuxième individu, il s'agit de l'habituel représentant de justice et émissaire de la royauté. Encore plus austère que cette pièce dans son costume gris, il se place immédiatement dans une flaque d'ombre de l'autre côté de la pièce comme si nous étions des pestiférés ou qu'on venait de le punir dans le coin.

— Tout est prêt ?

— Oui, Docteur Clifford.

— Olivia ?

Je hoche la tête. Au quotidien, sans être bavarde ni une tombe, parler ne me dérange pas. Mais dans ces moments-là, le silence est primordial. Il s'impose en maître et je lui laisse volontiers cette place respectueuse. Une fois arrivée à destination, la mort se voit, mais ne s'entend plus.

Juste au-dessus du prisonnier, une longue ampoule dénudée pendouille et se met à grésiller doucement. On dirait presque qu'elle donne son assentiment. Encore cette affreuse invention qui gaspille le potentiel de ce tableau, le privant de son clair-obscur naturel. Je peindrai cette scène autrement.

Le condamné fait pianoter ses doigts sur les accoudoirs, presque impatient de découvrir combien de spectateurs ont répondu présents. Il fait partie de cette catégorie, étrange mais pas rare, de ceux qui ne veulent pas mourir dans l'indifférence générale ni l'anonymat, jouissant jusqu'à la dernière seconde de cette sordide popularité.

Ces tueurs-là mettent très souvent en scène leurs propres meurtres, de façon à ce qu'on reconnaisse leur signature, envoient des corbeaux à la police pour les narguer ou laisse des indices dans les rubriques des journaux. Ils veulent de l'attention, que les regards se braquent sur eux une dernière fois, histoire de hanter peut-être une dernière fois le sommeil des justes et de combler ce gouffre sentimental et narcissique.

D'un seul signe, Barnes et Gareth comprennent qu'ils peuvent enfin tirer les rideaux, ce qu'ils font sans tarder sous la surveillance de notre supérieur très solennel dans sa blouse immaculée et ses bras croisés.

Jacob Clifford n'a plus rien à voir avec l'homme disserte avec lequel j'ai discuté dans mon laboratoire tout à l'heure. La trappe sous laquelle se cache le boute-en-train souriant et taquin s'est refermée. Il apparaît formaliste, d'un calme froid et concentré. Il dégage de lui une force tranquille et respectueuse, de sorte qu'il est difficile de savoir ce qu'il pense réellement de la tâche qu'il doit accomplir et des hommes qui défilent à mesure des années sur cette chaise mortelle.

Ce que je sais en revanche, d'après nos discussions et débats enflammés du matin - il aime par dessus tout tester mon sens critique, bousculer mes idées reçues, connaître mes opinions sur l'actualité -, c'est que son caractère pragmatique, rationnel et surtout son esprit scientifique l'éloigne de tout ce qui a attrait à la spiritualité et la religion. Pour cet homme, ce qui se passe ici n'aura de conséquences qu'en ce bas monde, ça s'arrête là. Il ne se voit que comme le dernier maillon de la chaîne judiciaire, l'instrument et l'exécution des lois, des juges et des sentences. Les opposants à la peine capitale, qui viennent toutes les semaines manifester devant les bâtiments de briques rouges et grises du Secteur de la Mort, le prennent très souvent à partie et l'accuse de se prendre pour un dieu. Ce à quoi Jacob Clifford aime rétorquer : «Si j'étais un dieu, j'aurais autre chose à faire que de croupir ici avec une bande de dégénérés dans cette prison glauque et puante. Fumer tranquillement un cigare et boire un brandy de derrière les fagots les pieds dans l'eau, par exemple. Mais je ne suis qu'un petit fonctionnaire avec ses quelques jours de congés et un salaire misérable qui peut m'emmener, quoi ? A deux heures de la côte ouest, chez ma vieille tante Janice, tout au plus.».

De quoi changer les regards inquisiteurs en airs nigauds. Je sais pourtant que Docteur Clifford adore son travail et ne le changerait pour rien au monde, même s'il est sous-estimé et sous-payé par rapport à ses capacités réelles. Il travaille par vocation, non pour le mérite ou la reconnaissance, encore moins pour l'argent.

Du bout de son pouce et de son index, Docteur Clifford boucle les deux extrémités de son imposante moustache, remonte ses lunettes sur l'arête de son nez fort et attache un unique bouton de sa blouse qui porte désormais seul la lourde tâche de garder les deux pans du vêtement soudés sur ce ventre replet. Lui aussi pratique un cérémonial bien rôdé. Ça nous rassure, ça donne l'impression que tout va se dérouler correctement. Que rien ne peut échapper à notre contrôle.

Je détache finalement mon regard de cet homme que j'admire pour découvrir une salle d'audience bourrée à craquer, et je me laisse quelques minutes pour que mes yeux fassent le tour. Je ne sais pas pourquoi je m'intéresse autant à ce parterre de témoins, de victimes, de curieux, de voyeurs même. Peut-être parce qu'ils m'en apprennent davantage sur la nature humaine et me permettent d'en savoir plus sur l'homme en phase de mourir. Etrange de vouloir connaître une personne qui n'existera plus dans quelques heures, mais je l'avoue sans honte, il sert de nourriture à ma fascination.

Plusieurs émotions, souvent les mêmes, traversent les visages : d'un côté le dégoût, la haine, une curiosité malsaine, l'avidité de chiens affamés devant un os à ronger. Très rarement, de la compassion ou de la pitié. Ces deux dernières proviennent souvent des hommes de foi, mais je n'en vois aucun aujourd'hui. Aucune prière n'accompagnera son envol, ou plutôt sa descente.

De l'autre côté, je fais face à de l'incompréhension, de la tristesse et du déchirement. Heureusement que la vitre qui nous sépare de l'auditoire n'est pas un coeur capable de se briser face à la détresse, la houle et l'amplitude des sentiments.

Il fut un temps, à l'époque du Roi Leigh II, où on jetait les condamnés dans une fosse et on laissait à qui mieux mieux le soin de lui régler son compte. Une vraie boucherie. Si cette vitre n'existait pas ni les gardes postés à chaque recoin, il est probable qu'une certaine nostalgie de ce pan peu glorieux de l'Histoire trouve un sursaut.

Je détache mon regard d'un petit journaliste aux traits féminins malgré ses épais favoris et son gibus, puis me retourne vers l'Ogre Rouge. Ce dernier ne baisse pas le front ni les yeux. C'est en cet instant fatidique que l'on voit ou non le remord, voire la honte passer. Celui-ci ne fera pas partie de cette catégorie.

Il sourit, le menton levé avec arrogance et mépris. Un sourire qui n'est qu'une balafre sanguinaire, une ouverture à lui souhaiter une mort lente et douloureuse. Mais je suis assez expérimentée pour savoir que ce sourire va s'effacer plus vite qu'un château de sable emporté par la marée montante, même si l'éventualité d'un rire aux éclats, nerveux ou sadique à souhait, n'est pas à écarter. Cela arrive de temps à autre.

De toute manière, un regard - même le plus repentant - n'a jamais disculpé quelqu'un. Par contre, il me fait parfois regretter d'avoir minutieusement préparer la dose parfaite. De quoi s'offrir quelques minutes d'agonie supplémentaires, même si je ne cautionne pas la violence gratuite.

Des insultes bien senties et imaginatives commencent rapidement à fuser et traversent la vitre malgré son épaisseur. Elles atteignent le condamné sans lui faire de mal. En revanche, les suppliques et les larmoiements de son épouse - je la reconnais pour l'avoir croisée à plusieurs reprises - déforment son visage en odieuses grimaces. Elle porte déjà ses habits de deuil et affiche cette expression commune à la plupart des futures veuves. Son futur défunt de mari ne culpabilise pas pour la famille de la victime, mais pour la sienne qu'il abandonne et trahit.

Parce que oui, Archie Wright, en plus d'un nom banal, possédait une famille normale, un travail ordinaire, une jolie maison impersonnelle, un chien, même un jardin avec des barrières ridicules. Et surtout trois enfants de bas âges. Un comble pour un infanticide. Les liens du sang n'ont été que des liens, merci pour eux. Au moins un qui a épargné son entourage proche. Sa vie véhicule un cliché ambulant, de quoi passer aux yeux de la société pour un bon père de famille sans histoire. Ses récits d'horreur, il les écrivait dans l'ombre. Un homme, deux facettes. Deux faces d'une même pièce. En le croisant au coin d'une ruelle, les culottes courtes risquaient de jouer la malchance.

Je me rends compte que le silence s'impose à nouveau, dans toute sa densité. Et pour cause, dans un geste purement mécanique, je viens de sortir ma boîte en métal et le flacon mortifère de mon tablier.

Au loin, la cloche dorée de la Tour Blake, «La Grande Godiche» pour les intimes, sonne midi. A l'heure où les riverains quittent leur travail pour déjeuner, nous nous préparons à nourrir les vers de terre.

Le ponctuel Docteur Clifford n'attendra pas, et je le vois vérifier sa montre malgré l'irréfutable précision de la cloche. Il est temps d'accomplir ma petite mission. Voilà l'assistance captive, prête à retenir leur souffle lorsque le condamné rendra son dernier.

Sans croiser le regard du condamné, je m'installe dans un coin, sur la petite table en fer rouillée, enfile une paire de gants noirs, ouvre l'étui rembourré de velours rouge et déballe mon petit nécessaire sur un rectangle de tissu de la même couleur. La seringue, le garrot, les trocarts et le produit fatal.

Beaucoup de gens s'interrogent sur ma présence ici, mon utilité, mais surtout sa légitimité. Une femme dans les couloirs de la mort, quelle hérésie ! Il n'est pas rare qu'on me lance des oeillades outrées, interrogatives ou malveillantes. Quelques hommes se braquent tellement sur moi, qu'ils oublient presque la véritable raison de leur présence. De quoi alimenter les ragots et les conversations misogynes dans les fumoirs de ces messieurs à l'esprit fossilisé.

A une reprise, le lendemain d'une condamnation très médiatisée, je trouvais dans la très sérieuse «Gazette de Langdon» un article sur moi et rien sur la mise à mort du criminel en question. Il faut croire que dire au monde ce que j'ai le droit de faire ou non est plus important que de mettre fin à de sanglants agissements. Enfin, on ne peut pas s'en étonner. Ces hommes ne se préoccuperont de la liberté des femmes que lorsqu'il s'agira d'interdire les bordels et les maisons closes.

Cependant, je veux bien leur accorder raison sur un point : mon utilité. Je ne me trouve ici que dans le but d'alimenter la seringue et la tendre au Médecin-chef. Un office, assez accessoire j'en conviens, dont je dois m'acquitter à chaque fois. Docteur Clifford y tient absolument, alors qu'il pourrait très bien se passer de mes services et accomplir ces deux gestes tout seul. Certains y verraient là un caprice, une certaine condescendance de sa part de vouloir une «petite assistance personnelle» pour cette basse besogne. Pas quand on le connait réellement.

Cette décision découle de son esprit de contradiction. Il aime prendre le contre-pied de ce que la société impose. Sous son apparence de contremaître raisonnable, intellectuel et gourmand, se cache une personne plus libérée qui apprécie les petits scandales et la provocation. Il n'est pas homme à se laisser impressionner par les menaces ou redouter les qu'en-dira-t-on. Il assume ses choix, ses convictions et le fait savoir. Surtout lorsqu'il s'agit de moi. Les rares personnes venues lui reprocher s'en souviennent encore.

Il m'impose donc dans ce couloir de la mort qui empeste autant la testostérone que les produits chimiques. Il insiste qu'on me voit, qu'on m'intègre à cette place que je mérite autant qu'un membre de la gente masculine, que ça plaise ou non. Au fond, il garde l'espoir insensé qu'un jour je puisse le remplacer.

On l'accuse souvent de me traiter comme sa petite protégée. Sa réplique favorite, celle qu'il sert à tout va, suffit à moucher les plus médisants « Protégée, dites-vous ? Mlle Green connait par coeur le glossaire des poisons, plantes et animaux toxiques et autres venins mortels. Je crois qu'elle peut se protéger elle-même. Une autre suggestion ?»

De plus, et c'est la deuxième raison valable de ma brève implication, il me connaît très bien, même plus que ma propre mère. Il sait que je ne peux pas attendre sagement dans mon laboratoire. Que je ne peux pas me contenter de l'envers du décor lorsque je peux me trouver aux premières loges, irrésistiblement attirée par le théâtre du morbide. Un défaut qui me suit depuis mon enfance où je passais mon temps à vouloir accompagner mes parents aux enterrements, à lire des polars sanguinolents en cachette dans mon placard ou sous mes draps et à collectionner les gravures dans les journaux mettant en scène les meurtres. Je suppliais mes parents de visiter ma grand-mère sur son lit de mort malgré l'interdiction formelle de ma génitrice, ou encore assister à la mise en bière de mon oncle Reginald (la victime de l'horloge tueuse) sans que ça ne me perturbe outre mesure.

C'est ainsi que je suis faite. La mort m'attire, et réciproquement. Je la croise souvent, comme on croise des inconnus à l'angle d'un couloir, on joue à cache-cache ensemble, et elle sait me trouver. De combien d'accidents ai-je été témoin malgré moi ? Combien de cadavres ai-je veillé et réparé? Combien de fois le hasard m'a-t-il conduit dans des cimetières après l'école ? Combien d'exposés choisis sur des histoires glauques ou des personnages célèbres décédés dans de mystérieuses circonstances ?

La mort me tourne autour, me séduit, sans jamais m'aborder complètement. Je la vois comme une meilleure amie avec qui j'entretiens une relation à longue distance, ou même une amante qui partage ma couche pour me quitter discrètement au lever du jour. C'est un jeu entre nous, je crois. Certains se sentiraient maudits, victimes d'anathème, harcelés. Pas moi. Je ne crains pas la mort, parce que je marche depuis longtemps main dans la main avec elle.

Les vagissements de l'épouse me sortent de mon esprit. Ces gestes répétitifs ne demandent pas vraiment d'attention, et je retrouve la seringue prête, remplie dans ma main, jusqu'à la dernière goutte. Je possède la faculté plutôt utile de pouvoir faire plusieurs activités à la fois.

Je donne deux pichenettes sur ma «Voleuse d'Âmes» ou Annette (nom donné en hommage à mon araignée préférée, la plus productive de toute, partie trop tôt, paix à son âme venimeuse), ensuite je m'avance vers le Docteur Clifford pour lui tendre, comme j'ai pu le faire une centaine de fois depuis que je travaille pour lui. Il ne me remercie pas, mais hoche sobrement la tête. Il y a des actes qui n'imposent pas de merci.

Archie Wright remue dans sa chaise, du moins ce que lui permettent les sangles. Ses yeux déjà globuleux grossissent encore plus, son teint pâlit et des gouttes de sueur commencent à dégouliner le long de son nez. Il ressemble à un poisson coincé dans un filet de pêche.

Le marbre émotionnel se craquelle de l'extérieur. Il se montre fier, indifférent à son propre sort, sauf que le corps ne ment jamais. C'est le miroir extérieur de notre âme, et qui peut tromper son propre reflet ? Personne.

Nous ne leur donnons pas de calmant. «Restrictions budgétaires», s'excuse vaguement le directeur, mais je penche plutôt pour une prise de partie bien tranchée sur la question de la souffrance des condamnés. Ce sont des mesures de rétorsion, un oeil pour oeil, dent pour dent. Il doit souffrir, ressentir la peur. L'image fantasmées des enfants, vivant leurs derniers instants dans la brutalité, hante les consciences. Il faut une compensation, un équilibre, un retour juste des choses. Et si la balance de la douleur peut pencher plutôt du côté des bourreaux, encore mieux.

Je me demande alors pourquoi tremble-t-il ? Est-ce la perspective du néant ou des supplices éternels de l'enfer ? D'une quelconque punition divine ? De l'inconnu ? Du noir ? Ils ont tous une raison, parfois il s'agit d'une excitation malsaine et la fin s'accompagne d'une jouissance physique. Ceux-là sont les pires de tous.

Sa femme hurle telle une banshee, lorsque d'autres applaudissent, soulagés de leur impatience et de leur colère. Cette dissonance m'interpelle autant qu'un rire durant une pièce tragique (que j'affectionne énormément, au passage) ou un lancé d'insultes pendant une naissance (sujet qui m'intéresse bien, bien moins). Les faisceaux du prisme compassionnel humain n'ont pas de limite.

— Une dernière parole ? lui demande Docteur Clifford, d'une voix posée.

— On se retrouvera là-bas, nous aurons tout le temps de parler.

C'est donc Pandémonium qu'il redoute, après l'avoir déchaîné sur terre. N'est-il pas lui-même un serviteur du malin, s'il existe ? Même si je veux bien croire qu'un serviteur craint toujours la foudre de son maître.

Docteur Clifford hoche simplement la tête, sans masquer sa pensée, celle d'un gâchis de bout en bout. L'homme de justice - ou plutôt ce fantôme austère et grisâtre - quitte brièvement son coin, presque timidement, pour déclamer :

— Archie Wright, sous ordre de Reine Victoire, sous son Oeil Omniscient et celle de la Haute Cour des Jugements, vous êtes condamné à la peine capitale. Que sa couronne céleste protège son peuple et que son juste règne perdure dans le coeurs.

Mon esprit reprend ses dernières paroles dans un écho. Dans la salle opposée, quelques-uns les répètent aussi, avec une main fière sur le coeur, d'autres tiquent. Même en ce moment inopportun, les préférences politiques ne savent pas se faire discrètes.

Sans autre préambule, l'aiguille s'insère sous sa peau tel un couteau dans du beurre, ce qui n'est pas toujours le cas, disons le. Certains condamné ont la veine récalcitrante et rebelle. Un jour, une exécution a même été repoussée, car la tension du corps s'exprimait à un tel degré que la chair du condamné ne laissait rien passer, nulle part, semblable à du granit.

C'est beau une veine, cet étrange réseau où circule le sang. Ce liquide épais, au goût et à l'odeur de fer, qui irrigue tous nos organes, les nourrit telle la sève d'un arbre. La source de la vie, qui lorsqu'elle se déverse, sort de son lit, entraîne la mort et une longue agonie. Nous possédons tous le même, tueur, saint, souverain ou même moi. Rien ne les différencie de prime abord, si ce n'est peut-être cette sublime nuance du rouge. Ma couleur préférée.

L'homme se raidit, pâle comme un spectre sous les cris de sa pleureuse. Plus personne n'applaudit, mais la haine et la satisfaction se faufilent dans les postures et les sourires.

Ses membres se tordent, son visage se déforme, les veines de son cou s'étirent, les yeux deviennent fous. J'assiste à cette métamorphose depuis longtemps, celle qui dévoile le vrai visage du monstre sous l'homme. Je m'attends un jour ou l'autre à voir des griffes pousser, des crocs déchiqueter la gencive, les poils devenir fourrure. Cela n'est jamais arrivé, bien entendu.

Je regarde le prisonnier numéro 665 rendre l'âme, sans émotion. Non pas par manque d'empathie, mais parce que le mur érigé autour de moi est plus solide et mieux gardé encore que le palais royal.

Cela peut prendre plusieurs minutes avant que le liquide atteigne le système nerveux, A n'en pas douter, celui-là agira très vite. Je peux - alors que je ne devrais pas, mais je m'octroie ce droit - me targuer de savoir instiller la mort dans un seul flacon. La goutte du diable, concentrée, puissante et foudroyante. Je préfère que le glas sonne vite, même si je possède tous les moyens nécessaires, les connaissances et les secrets des poisons mortels, du plus brutal au plus insoutenable, capable d'accélérer ou suspendre ce moment. De donner à quelques secondes une insupportable saveur d'éternité. Ce qui fait de moi, d'une certaine manière, la maîtresse du temps. Le temps de votre ultime sommeil. L'enfant non désirée, fruit du mariage étrange entre la faucheuse et le marchand de sable.

Bientôt nous ne verrons plus que le blanc de ses yeux, assorti à l'écume bordant sa bouche. Les soubresauts commencent, les tics nerveux envahissent son visage, les ongles griffent désespérément l'accoudoir. Son sang durcit, se fige, tel un ruisseau pris en otage par le verglas de l'hiver. Oui, mes poisons sont une multitude de saisons. Ils brûlent, gèlent, tourbillonnent, emportent. Sauf que les saisons passent vite, jusqu'à la fin et recommencent. Pas ici. Le cycle est terminé.

Il ne sortira pas un mot de sa bouche, peu le font. Peut-être parce que l'âme sort de là, et que les mots entrent en collision avec eux, jusqu'à s'étouffer.

Le Docteur Clifford reste jusqu'au dernier râle. La mort emporte Archie Wright, tueur de cinq enfants et père de trois d'entre-eux, sans aucune délicatesse. Net et sans bavure. La mort ne fait pas de différence, seulement quelque préférence si elle décide de vous prendre par la main tendrement, durant votre sommeil, âgé et fatigué de bonheur.

Un monstre de plus à rayer sur ma liste et sur la carte de ce monde. A petite échelle, ce n'est pas grand chose. Combien d'autres hommes - ou même de femmes - continuent leurs abjects crimes ? Combien nuisent en tout impunité ? Combien portent le déguisement de la normalité, l'hypocrisie de la gentillesse et des sourires, la clôture du passe-partout, mais qui lorsque la nuit tombe, quittent cette fausse peau pour répondre à l'appel d'instincts sanguinaires, de pulsions dévastatrices ? On arrache les mauvaises herbes, mais d'autres repoussent toujours.

Barnes et Gareth ferment le rideau avec brusquerie, au moment où mon chef abaissent les paupières de l'homme, vérifie le néant de son pouls et prononce l'heure du décès. Le monsieur en gris n'attend pas et sort de la salle juste après avoir signé des documents d'une main preste. Un sinistre courant d'air. Je comprends qu'il ne veut pas rester une minute de plus avec le mort. Ni dans cette salle. Ni avec nous. A croire qu'il nous considère comme des aberrations, des blasphèmes ou des étrangetés de la nature. Il pense peut-être que la mort s'attrape comme la peste.

Docteur Clifford me fait signe à mon tour, je peux prendre congé. Je reprends tous mes accessoires une fois nettoyés, met mon écrin dans la poche avant de mon tablier, puis sors sans bruit. Je préfère quitter les lieux avant l'assistance. Le silence est redevenu ce qu'il était, invisible, fluide, léger.

Nous ne sommes pas des dieux vengeurs, des pourvoyeurs de justice ou la main droite de la mort. Les monstres pullulent parmi nous, gangrènes de cette ville et des autres, pleinement éveillés ou parfois endormis. Même notre mission dans ce cycle de la vie, de la mort et de la revanche, ne suffit pas à les éradiquer. Une âme pour âme, est-ce là l'antidote ? Je crois que je préfère encore me concentrer sur les poisons, au moins ils sont définitifs, sans compromis.

Ce soir, des hommes célébreront cette vie achevée, se féliciteront de cette prise, d'autres la pleureront, regretteront ou culpabiliseront de n'avoir rien vu. D'autres encore ne trouverons plus jamais le repos, car la mort ne répare rien. Elle prend, voilà tout. Et je suis disposée à lui donner volontairement un coup de main, et lui envoyer ces offrandes dans leurs plus beaux emballages. Je suis la technicienne des morts, la professionnelle du macabre.

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