« He looked at her like we look at stars. »
Discrètement, je tentai de m'éclipser, expliquant brièvement à Ayaan que je voulais boire un verre seul, pour reprendre mes esprits.
Enfin... je ne lui avais pas vraiment dit comme cela, étrangement, un seul échange de regard avait suffi pour qu'il comprenne et pour qu'il me lâche le bras, me redonnant quelques minutes de liberté. Je ne comprendrais jamais Ayaan Malkam.
Le bar n'était plus qu'à quelques mètres lorsqu'une marée d'étoffe rouge sang me barra le chemin. Nul besoin de lever les yeux vers son visage pour savoir à qui j'étais confrontée. Son corps élancé, athlétique, sculpté par d'innombrables heures de sport suffisait à me mettre sur la voie. Sa peau pain d'épice confirma mes soupçons ; Lys Evaren. Une des plus belles jeunes filles de la Tour. Ma plus grande rivale, la femme qui me détestait le plus, et c'était réciproque.
-Ravie de te revoir, Eléazar, je croyais que tu ne sortirais jamais de ta chambre à pleurer toutes les larmes de ton petit corps de princesse maudite...
Je levai la tête et croisai son regard, cette garce ne me faisait pas peur.
Comme à son habitude, elle était d'une beauté à couper le souffle, sa robe d'un rouge éclatant mettait en valeur sa peau à la carnation parfaite. Elle était aussi bronzée que j'étais pâle. Et aussi brune que j'étais blonde. Ses longs cheveux bouclés lui arrivaient au rein tandis que ses yeux bleu azur illuminaient son visage aux traits harmonieux. Ses lèvres, naturellement rouge (enfin aussi naturel que pouvait l'être la manipulation génétique, évidemment) étaient constamment étirées par un sourire pétri d'arrogance et de moquerie. À une époque, nous aurions pu devenir amies, mais Lys n'avait jamais supporté mon amitié fusionnelle avec Iris. Ni l'obsession d'Ayaan pour moi. Les choses avaient tant changé...
-Bonjour Lys, je suis très heureuse de te voir ici, lui répondis-je en souriant avec autant de fausseté qu'elle.
D'habitude, je lui répondais, nos disputes et nos piques n'en finissaient plus, mais aujourd'hui, je ne lui ferais pas ce plaisir. J'étais une future princesse, je ne m'abaisserais pas devant sa méchanceté.
Si Lys était étonnée par ma réaction, elle n'en laissa rien paraitre. Elle se contenta de jeter sa crinière brune en arrière et de rire. Sa cour autour d'elle en fit autant, des jeunes filles de hauts nobles pour la plupart, pas des héritières des Familles de Créateurs, mais toutes étaient issues de familles qui étaient d'une loyauté sans faille au Malkam et aux Familles. Et à moi aussi. Elles connaissaient les limites, trop me manquer de respect pourrait être sévèrement punis. Mais jamais je ne m'abaisserais à demander l'aide d'Ayaan et encore moins celle de Melech. Lys était mon affaire.
-J'espère qu'Ayaan n'est pas trop déçu de sa future épouse... le pauvre, soupira-t-elle de façon théâtrale, il ne sait pas avec quelle femme ennuyeuse il va passer le restant de ses jours.
Elle plongea ses incroyables yeux bleus dans les miens.
-Mais je suis sûr qu'il saura prendre du bon temps...
Son sous-entendu me hérissa. Je n'aimais pas Ayaan et peu m'importait qui il fréquentait, mais le ton empli de dégout de Lys me donna envie de la gifler.
Je savais qu'Ayaan et elle étaient très proches, intimement même. J'irai même jusqu'à dire qu'il avait eu ses premières expériences avec elle, à la plus grande joie de cette dernière. Lys lui avait mis le grappin dessus depuis nos 11 ans, et j'avais toujours cru qu'elle finirait par devenir sa future épouse. Elle était belle, de sang noble, intelligente et initiée aux mensonges de la cour. Jusqu'à ce que je comprenne enfin que c'était moi et non elle qui étais destinée à l'épouser, j'étais née pour épouser Ayaan Malkam, nos familles avaient depuis longtemps scellé nos destins, je lui étais destinée avant même ma naissance. J'étais née pour être reine. Malheureusement, je ne l'avais compris que trop tard, sinon, j'aurais déjà songé à m'enfuir.
-Je suis très touchée que tu t'en fasses autant pour mon fiancé, Lys, je n'oublierai pas ta sollicitude lorsque je serai reine.
Je souris et lui renvoyai son regard en y mettant autant de menaces possibles.
Mon sourire s'élargit encore plus lorsque j'aperçus Ayaan derrière elle, il riait sous cape, ayant suivi tout notre échange.
-Tiens, justement, tu pourras dire toi-même au prince tes craintes le concernant, ajoutai-je en allant à la rencontre d'Ayaan.
Il me prit par la taille et pour bien enfoncer le clou, je l'embrassai sur la bouche. Ayaan enfouit sa tête dans mon cou pour cacher son fou rire, j'avais moi aussi beaucoup de mal à me retenir, surtout devant l'air atterré de Lys.
-Je... balbutia-t-elle. (Elle se reprit et sourit.) Je voulais vous féliciter pour vos noces, je vous souhaite beaucoup de bonheur.
- Merci Lys, répondit Ayaan, cela nous fait très plaisir. Mais je ne m'en fais pas. (Il me regarda, les yeux brillants d'émotion.) Personne ne pourrait autant me rendre heureux qu'Era.
Je lui souris, pour jouer le jeu devant Lys, mais au fond de moi, je n'avais qu'une envie ; m'enfuir. Ayaan faisait ressortir en moi des émotions de plus en plus fortes et contradictoires, je ne voulais pas me confronter à cette nouveauté. J'allais bientôt m'enfuir et ne plus jamais le revoir, ce n'était pas le moment de flancher, ma vie était en jeu.
Lys s'inclina et tourna les talons sans demander son reste. N'en pouvant plus, nous explosâmes de rire.
-Tu vois, mon amour, souffla-t-il à mon oreille, nous sommes plus forts ensemble...
-Je rêve de lui clouer le bec depuis 10 ans ...
Il me fit un clin d'œil.
-Il suffit de demander.
Le reste de la soirée se déroula dans le calme et dans l'hypocrisie la plus totale. Les coups d'œil assassins de Lys tout le long du repas étaient la chose la plus satisfaisante de la soirée.
Ayaan ne m'avait pas quitté d'une semelle, prise en étau entre lui et Galaad, aucune échappatoire n'était possible.
La soirée se termina, un mélange de soulagement et de terreur me saisit, soulagement parce que ce diner effroyable se terminait et que bientôt, je serai dans ma chambre, seule, sans personne pour me juger. Je pourrai être moi et parler à Anna de mes plans d'évasion. Terreur aussi, parce qu'une autre journée se terminait, entrainant l'imminence de mon mariage avec Ayaan.
Ayaan m'embrassa tendrement et me lâcha enfin, me permettant de repartir aux côtés d'un autre geôlier, mon frère. Je sentis les yeux brulants d'Ayaan dans mon dos lorsque je quittai la salle entourée de mon frère et de mes parents qui étaient ravis de mon attitude et du fait que je semblais enfin avoir compris mes devoirs de femme.
Leurs paroles, ou plutôt celles de ma mère, parce que mon père restait résolument silencieux, me donnaient envie de vomir. Malheureusement, je pense que ma mère n'apprécierait pas que je me soulage sur ses chaussures brodées d'or.
***
Avec l'aide précieuse d'Anna, je pus enfin retirer ma robe, mes innombrables bijoux et défaire ma belle couronne de nattes. Je lui avais raconté toute la soirée, y compris mon après-midi passé avec Ayaan. Pendant tout mon récit, elle ne prononça pas un mot, mais quand j'en vins à parler de ma stratégie avec Ayaan, elle pinça les lèvres.
-Je n'aurais pas dû, c'est ça ? soupirai-je, en exprimant à voix haute les craintes qui me poursuivaient depuis que j'avais pris cette décision.
-Non, ce n'est pas cela... je comprends ce que tu as voulu faire, mais je pense que ce n'était pas la meilleure solution. J'ai bien peur que tu aies sous-estimée les sentiments du prince à ton égard... maintenant, c'est encore pire, tu lui as offert un aperçu de ce que pourrait ressembler la vie à tes côtés, tu as nourri son espoir. (Elle me fixa, l'air grave.) Il ne te laissera jamais partir, je le crains fort, il cherchera à te retrouver, peu importe où tu iras, il te traquera.
-Tu exagères, Ayaan n'aime que le pouvoir, il s'en remettra...
Elle haussa les épaules.
-Peut-être, tu le connais mieux que moi, après tout.
Pourtant, une boule se forma dans ma gorge et une douleur lancinante s'installa dans mon ventre. Si Anna disait vrai, je ne serais en sécurité nulle part.
Lorsque j'eus fini de me préparer pour aller me coucher, une idée se fit un chemin dans mon esprit. Une autre forme d'espoir grossissait dans ma poitrine.
Je pris Anna par les épaules et, bouillante d'excitation et d'appréhension, lâchai les mots qui pourrait tout aussi bien me remplir de bonheur que me condamner :
-Prépare ma veste, je vais réveiller Galaad et lui demander de m'emmener chez Iris.
Anna me dévisagea sans comprendre puis la lumière se fit dans ses yeux rouge sang, ces derniers s'agrandirent de stupeur.
-Je ne pense pas que ce soit une bonne idée...
-C'est mon amie, Anna, je lui dois bien ça, répliquai-je d'un ton sans appel.
Anna n'insista pas, elle me connaissait assez pour savoir que je ne changerai pas d'avis.