« Tu n'es plus là où tu étais, mais tu es toujours là où je suis. »
Victor Hugo
Je fulminai encore sur ma dernière rencontre avec Ayaan, c'était hier, mais la colère ne m'avait pas quitté depuis. L'humiliation cuisante qu'il m'avait fait subir était inacceptable. Il me sifflait comme un vulgaire chien pour que je vienne à lui, alors que je n'avais même pas le choix, puis il me congédiait, comme ça. Je n'étais pas son esclave, et il ne serait jamais mon maître.
C'était la promesse que j'avais faite à ma grand-mère, jamais je ne deviendrais l'ombre d'un homme ni sa servante. Malheureusement, je ne savais pas à l'époque à quel point ce serait difficile de tenir cette promesse, aussi simple soit-elle. Tout simplement parce que dans la Tour, rien n'était jamais simple, ou acquis, on pouvait tout gagner un jour et tout perdre le lendemain, même perdre plus que ce qu'on avait acquis. La vie était si fragile, si précieuse.
Je n'en avais jamais pris conscience jusque-là, jusqu'à ce que ce régime s'installe et commence à éliminer tous ses opposants ou supposés opposants. Enfin, ce n'était pas tout à fait vrai, j'avais déjà pris conscience de l'importance d'une vie lorsque j'avais 9 ans et que celle-ci avait été reprise à ma grand-mère. J'aurais tant voulu l'avoir comme mère, mon père ne savait tout simplement pas la chance qu'il avait d'avoir une mère comme elle. J'étais sûr qu'il ne s'en était même jamais rendu compte...
En parlant de mon père... Il avait beaucoup changé depuis la prise de pouvoir des Malkam. Il avait changé son style vestimentaire, à présent, il se pavanait, tout de noir vêtu, comme Melech, Ayaan et Galaad, avec une cravate rouge, pour représenter les couleurs des Malkam et son allégeance envers ces derniers. Sur sa poitrine, à côté de la broche symbolisant une aile d'ange, le symbole de notre famille et du chef de cette dernière, qu'il ne quittait jamais, se trouvait maintenant le signe des Malkam, du nouveau régime en place ; l'épée et la plume à encrier, rouge sang.
Ses épais cheveux blonds étaient soigneusement coiffés vers l'arrière, faisant ressortir ses yeux noisette mouchetés de vert, ma grand-mère n'avait surement pas pu laisser à son fils la couleur de ses yeux originelle, le marron sans aucun doute, mais elle avait quand même réussi à les laisser noisette, les éclats verts donnant de toute façon une impression pas du tout naturelle. J'aurais tellement voulu connaitre la vraie couleur de ses iris, de celle de Galaad, d'Iris, d'Ayaan, de Sofian et Morgan, et avant tout, des miennes. Aurais-je eu les yeux bleus ? Ou alors marrons, comme grand-mère ? J'aurais tellement voulu, il aurait suffi que je me regarde dans un miroir pour avoir l'impression de la revoir.
Quand j'aurai des enfants, et j'en aurai très certainement - les Malkam voudront un héritier – je supplierai Ayaan de ne pas toucher à leurs yeux.
Et voilà, je repensais encore à lui, à notre mariage. J'en eus la nausée, le mariage était dans sept jours, sept jours ! Dans sept misérables jours, j'aurais tout perdu... Mais pouvais-je dire que j'allais perdre ma liberté ? Je n'étais même pas sûr de savoir ce que cela signifiait vraiment...
Lorsque je retournai dans ma chambre, après avoir rapidement pris mon petit déjeuner –je ne voulais pas rester une minute de plus avec ces gens qui se faisaient passer pour ma famille- je fus surprise de trouver une magnifique boite posée sur ma table de nuit.
Précautionneusement, je la pris dans mes mains et l'observai avec curiosité. Elle était entièrement faite en diamant, seul le fermoir était dans un autre matériau, du jade, compris-je.
Je l'ouvris et restai bouche bée. Je faillis lâcher la boite des mains. J'avais vu d'innombrables et merveilleuses choses dans ma vie, mais rien n'égalait la beauté de ce qui se trouvait dans cette boite.
Un collier. Un collier d'une beauté à couper le souffle. Je passai, fascinée, mes doigts sur les pierres précieuses qui le composaient. Une violette, petite, mais finement assemblée, faite d'améthyste et d'autres pierres que je n'avais jamais vues encore. Les larmes me montèrent aux yeux, le souvenir de ma grand-mère me noua la gorge.
Je pris la lettre qui accompagnait le présent, violette elle aussi.
« Pour qu'elle soit à jamais à tes côtés, ma chère Violette. AM »
Ayaan. Qui d'autre ? Il y avait pensé, alors que personne, pas même Iris ne s'en été souvenu. Aujourd'hui était l'anniversaire de la mort de grand-mère. C'était toujours dur, dur de supporter ce poids seul, sans pouvoir en parler à qui que ce soit.
Je ne pris pas le collier, mais refermai la boite et la jetai le plus loin possible de moi. Je le haïssais. Hier encore j'étais revenue dans ma chambre, où des robes m'attendaient, des robes qu'Ayaan avait choisies et que je devais porter ! Il voulait tout gérer dans ma vie, même mes sentiments, mes émotions. Jamais je ne le laisserais accéder au souvenir de grand-mère, ce que j'avais vécu avec elle n'appartenait qu'à moi. Il n'avait pas le droit !
Je poussai un cri de rage et me pris la tête dans les mains.
-Mademoiselle Era ? murmura une petite voix.
Je levai subitement la tête, prise en flagrant délit de démonstration d'émotion. Je paniquai et vérifiai si la porte était fermée.
C'est bon. Mère n'avait surement rien entendu.
Je posai les yeux sur l'inconnue qui m'avait dérangé. Elle était petite et menue, ses cheveux noirs, qu'elle devait porter long, étaient remontés sur sa nuque en un chignon lâche. Ses yeux, d'un vermeil profond, me fixaient avec une curiosité mal dissimulée. Un coup d'œil sur ses vêtements noirs et blancs de serviteur confirma mon soupçon. Une domestique. Mais que faisait-elle ici ?
-Veuillez me pardonner, je pensais que vous m'aviez entendu...
-Ce n'est rien. Que faites-vous ici ?
Elle sembla soudain mal à l'aise, ses yeux rouges se baissèrent.
-Le prince Ayaan m'a chargé de m'occuper de vous, il s'est rendu compte que votre ancienne servante ne venait jamais vous voir, alors il l'a fait remplacer. Par moi.
Oh non... Ce n'est pas vrai.
Pauvre Lise, il fallait que je parle de son cas à père, je ne pouvais décemment pas la laisser se faire renvoyer par ma faute. Lise était ma domestique attitrée, mais j'avais conclu un accord avec elle, elle devait me laisser, je refusai de me faire constamment servir, je préférais de loin ma solitude et avoir une servante constamment sur le dos m'était insupportable. Seulement personne ne devait le savoir. Comment diable Ayaan avait-il pu être au courant ?
-Je vois, soupirai-je, comment t'appelles-tu ?
Elle me regarda drôlement, je m'en rendis soudain compte à quel point elle était belle, avec ses cheveux de jais, sa peau laiteuse, ses taches de rousseur sur son nez et ses immenses yeux pourpres. Seuls les domestiques arboraient cette couleur d'iris, génétiquement modifiée pour que cette partie de la population soit toujours reconnaissable et ne saurait se faire passer pour des gens socialement plus élevés. Ces gens venaient de dehors, d'En Bas. Ils avaient été acceptés pendant les premières années, ils avaient été des milliers à répondre à l'appel de la Tour, ces gens avaient fui la misère et la guerre et ici, ils étaient devenus des esclaves. Leurs enfants étaient condamnés au même sort, de génération en génération, avec toujours ces yeux rouges effrayants. Si les domestiques vivaient avec leurs « maitres », leurs familles étaient logées dans les sous-sols de la Tour, plus bas que terre. La Tour ne s'étendait pas qu'en hauteur, mais sur des kilomètres sous terre, sur un rayon d'une centaine de kilomètres. Les stocks de nourriture, d'armes et d'autres choses dont je n'étais même pas au courant étaient entreposés là-bas.
-Je m'appelle Anna, madame.
-Anna, tu diras au prince Ayaan que je n'ai pas besoin de domestique. Merci, tu peux disposer.
La jeune fille ne bougea pas, et sa gêne ne fit qu'empirer. Elle ne devait pas avoir plus de 16 ans.
-Pardonnez-moi, mademoiselle Era, mais le prince Ayaan a été très clair quant à ses ordres, je ne dois pas vous laisser une minute seule, il ... il a peur... que vous... eh bien...
-Que je me suicide ? terminai-je pour elle.
Elle hocha la tête avec vigueur, des mèches noires s'échappèrent de son chignon et vinrent encadrer son visage gracieux.
-Bon très bien, restez donc Anna, je n'ai pas envie que vous vous fassiez disputer par ma faute.
-C'est bien aimable à vous, dame Era.
Je souris et lui montrai les robes et la boite contenant le bijou.
-Commencez par ranger ces horreurs, dans les placards du fond de préférence, je ne veux plus les voir.
-Tout de suite, mademoiselle.
Elle s'affaira rapidement, ses gestes étaient vifs et précis. Je fus surprise pas la grâce de ses pas. Mon œil de danseuse était toujours attentif à ce genre de détail. Quelque chose me fascinait chez elle. Quelque chose que je n'avais jamais vu avant, c'était peut-être dans ses yeux. Non, c'était partout chez elle, dans ses yeux, ses gestes, sa manière de regarder le monde qui l'entourait, le calme de ses paroles. Et avant tout, la franchise sur son visage, je n'avais jamais vu ça chez aucun habitant de la Tour. Une minute m'avait suffi pour comprendre que cette fille était un diamant brut. Peut-être sa jeunesse était la cause de cette légèreté.
Elle ramassa les robes et eut un imperceptible froncement de sourcil, elle se retourna, comprit, puis je vis l'ombre d'un sourire naitre sur ses lèvres naturellement rouges.
-Vous ne les reverrez plus, je vous en fais la promesse, mademoiselle Era.
Et sans plus en dire, elle disparut dans le dressing.
Je souris. J'allais bien m'entendre avec cette Anna, c'était certain.