« I was quiet but I wasn't blind. »
- (via wrxst)
Nous étions passés à table. Les mets les plus délicats et les plus raffinés s'étalaient sur notre table. Il y avait plus de nourriture que je ne pourrais jamais en manger en toute une vie. Melech présidait la table, sa femme et mon père de part et d'autre de lui, puis venait ma mère, Galaad, et en face, Ayaan et moi. Puis il y avait la famille Dolora, la famille Razane, et enfin, les Représentants. Les hauts nobles de la Tour d'Ivoire dans une seule et même pièce. La salle, immense, accueillait d'autres groupes ; des nobles, magistrats, scientifiques, les plus puissants, les plus loyaux et fidèles à Melech.
Je picorais dans mon assiette, pour faire bonne figure, mais à vrai dire, je n'avais pas faim, impossible d'avaler quoi que ce soit. Iris me jeta un drôle de regard, chargé d'inquiétude, je ne mangeais presque plus rien depuis des mois, depuis un an, en fait, depuis mes 18 ans. Je savais ce que ma majorité impliquait, le mariage, des enfants, l'excommunication de la famille Eléazar. Je n'étais pas prête à tout ça, même si j'avais été élevée dans ce but depuis ma plus tendre enfance.
Je n'avais pas besoin de parler de tout ça à Iris, elle le savait déjà, il suffisait qu'elle me regarde dans les yeux pour qu'elle sache à quoi je pensais.
Melech, mon père et les autres représentants des familles parlaient politiques, administration et gérance. Rien qui ne m'intéressait, je n'écoutais même pas. Galaad, Ayaan, Iris et Morgan participaient activement à la conversation, ils seraient un jour en charge de gouverner et Melech aimait les impliquer. Je ne faisais aucun effort, mais cela ne dérangeait personne, premièrement parce que Galaad était l'ainé, et surtout parce qu'on me demandait d'être belle, pas d'être intelligente et encore moins de donner mon avis ! J'avais appris à me taire. Ma grand-mère mourrait une seconde fois si elle me voyait me soumettre si docilement.
Sofian échangea un regard chargé de sous-entendus avec moi, je lui souris discrètement, nous savions ce que c'était d'être les cadets, continuellement dans l'ombre de nos frères.
-Les expulser serait la solution, n'est-ce pas Azel ?
Mon père hocha la tête.
-Oui, certainement. Malheureusement, mon ami, la loi l'interdit.... Maximilian Malkam lui-même a décrété les lois fondamentales de notre société. Les Perles des Temps, nos lois, sont ce que nous avons de plus précieux.
Je tendis l'oreille, la conversation m'intéressa soudain.
Melech soupira, frustré.
-Je sais bien... Les Perles des Temps ne peuvent être changées n'est-ce pas ?
Mon père garda le silence, observant son ami avec attention. Les Représentants, plus éloignés, se figèrent, les traits marqués par le choc. Ce fut les Dolora, les parents d'Iris, qui répondirent.
-Bien sûr que non, balbutia la mère d'iris. Enfin Melech, personne ne touche aux Perles des Temps.
J'avais toujours apprécié les parents d'Iris, ils étaient beaucoup plus sympathiques que les autres représentants des quatre familles, plus gentils que mes propres parents. Ils m'avaient toujours traité avec beaucoup de respect. C'était des gens bien.
La mère d'Iris, Elizabeth, avait des cheveux bouclés, couleur acajou, qui lui arrivaient aux épaules, des yeux vairons, comme sa fille, et un sourire chaleureux. Son époux, Victor, avait, originellement, des yeux bleus, mais en épousant la descendante des Dolora, il avait subi une opération, à présent, ses yeux portaient la marque de la famille de son épouse. Ses cheveux brun clair étaient soigneusement peignés.
Melech eut un sourire féroce.
-Mais quelle idée ! Je plaisantais !
Il rit à gorge déployée.
L'atmosphère se glaça autour de la table, tout le monde était tendu, à présent. Personne n'était dupe, Melech ne disait jamais rien au hasard.
-Et toi, ma belle Era, qu'en penses-tu ?
Je tournai la tête vers lui, il me regardait avec une lueur prédatrice au fond des yeux.
-Quoi donc ?
-Que devrions-nous faire de nos opposants, ceux qui clament haut et fort notre chute ? Ne trouves-tu pas que les bannir serait la solution ?
C'était un test, je le savais. Maintenant, je devais faire un choix. M'incliner face à lui, courber l'échine, ou prendre une bonne fois pour toutes mon courage à deux mains et le défier, là, devant tous ses collaborateurs zélés.
Je trouvais ça répugnant d'expulser des familles de la Tour, ils ne sauraient survivre dehors. Ils se feraient probablement tuer, le monde de l'autre côté de ces murs était misérable, rongé par la guerre et la violence. Cette sanction n'avait jamais été appliquée depuis le début de la construction de la Tour d'Ivoire, si ma mémoire était bonne. Mais je n'étais pas la mieux placée pour le savoir, je n'écoutais jamais rien en classe.
-Peut-être est-ce un peu exagéré ?
Melech haussa un sourcil, visiblement étonné. Ayaan quant à lui, ne me quittait pas des yeux et buvait la moindre de mes paroles. Mes parents et mon frère me fixaient avec sévérité.
-Comment ça ? Explique-toi, je serais ravie de connaître ton avis.
J'hésitai, tout le monde attendait ma réponse et Melech m'observait attentivement, semblant vouloir lire en moi.
-C'est cruel. Ces choses qui vivent dehors ne connaissent que la barbarie, nous ne sommes pas comme eux, nous valons mieux. Rabaisser les nôtres en les envoyant chez ses ... ses monstres serait un crime. Mieux vaudrait leur faire comprendre la chance qu'ils ont de vivre ici, leur faire peur, s'il le faut.
Je ne reconnaissais pas ma voix, elle était si factuelle, si mélancolique. La résignation perçait dans chacune de mes paroles. J'étais prisonnière du monde dans lequel on m'avait élevé.
Melech se caressa le menton, sans toutefois me quitter des yeux, je soutins son regard avec aplomb.
-Intéressant... ta sensibilité est touchante, cela ne devrait pourtant pas m'étonner venant d'une femme, dit-il en ricanant.
Mes poils se hérissèrent sur mes bras, je serrai mes poings sur mes cuisses et empêchai mes yeux de cracher toute la haine que je ressentais à son égard.
-Mais tu es si délicieuse que je te pardonne cette faiblesse féminine.
Galaad rit de bon cœur avec Melech, mon humiliation l'amusait, était-ce vraiment comme ça qu'un frère devait se comporter envers sa sœur ? Je ne pensais pas, mais la Tour d'ivoire avait tout changé. La vie des femmes en premier. Nos droits avaient périclité au fil des siècles sans que nous ne puissions rien n'y faire, les femmes avaient accepté sans rechigner d'être seulement les ombres des hommes.
Pourtant, je refusais d'être qu'une ombre. Je voulais briller, resplendir par moi-même. Je voulais être libre.
Iris serra les mâchoires et jeta un regard sévère à Morgan et Sofian, les défiant de rire à leur tour, mais ils n'en firent rien, Morgan baissa la tête et Sofian resta de marbre.
Ayaan se pencha vers moi et me murmura à l'oreille :
-Tu devrais plus souvent t'exprimer, tu as une voix magnifique, envoutante. Et je sais que tu brules de dire ce que tu penses, je me trompe ?
Ma respiration se bloqua dans ma gorge, je m'éloignai brusquement de lui et le regardai avec ahurissement.
Il était sérieux. Ses yeux gris clair étaient rivés aux miens, il détailla mon visage, passant de mes yeux à ma bouche et descendit lentement jusqu'à mon cou et mes épaules, s'attardant sur mon buste qui se soulevait au rythme de ma respiration, qui devenait de plus en plus rapide.
-Je... je ne sais pas si c'est vraiment ce qu'ils veulent, chuchotai-je.
Un sourire étira ses lèvres tandis qu'il tendit une main pour replacer une de mes mèches blondes derrière mon oreille. La tendresse de son geste me désarçonna, Ayaan avait toujours été décrit comme un homme brutal. On racontait même qu'il aimait battre ses compagnes à mort.
-Qu'importe. Moi je le veux.
Je tournai la tête, me soustrayant à son regard brulant.
-Ne fais pas l'enfant, Era.
Il prit mon menton dans sa main et me força à le regarder à nouveau dans les yeux. L'impatience se lisait dans son regard.
-Pourquoi ne me parles-tu pas ? Je te répugne tant que ça ?
-Non... non, mais...
Un large sourire éclaira son visage.
-Tu me trouves attirant alors, très bien, c'est un bon début.
-Mais je n'ai...
Il plaça un doigt sur mes lèvres, m'empêchant de continuer.
-Chut, Era. Ne dis pas quelque chose que tu risques de regretter.
Je plissai les yeux et repoussai sa main. Il n'en sourit que plus encore. Il m'énervait au plus point. Je n'aimais pas ses petits jeux.
-Tu me fascines, souffla-t-il.
Je fis mine de n'avoir rien entendu et relevai les yeux. Galaad nous observait, le visage inexpressif, mais je voyais la colère briller dans ses yeux dorés. Oh non... Il ne manquait plus que ça... Mon frère était jaloux. Pourtant, il n'y avait vraiment pas de quoi. Je détestais, non, je haïssais Ayaan Malkam.