Camila
Jamais trajet en métro n'a été aussi pénible. Je me sens seule et triste. Mon cœur pèse dix tonnes. Et puis, je n'en reviens toujours pas. Elle se fiche de me voir partir loin d'elle ?
Pour la première fois, pousser les portes de l'aquarium est une corvée. Même le spectacle des poissons-clowns virevoltant autour des anémones ne m'apaise pas. Pire, le souvenir de notre visite du lieu, si tendre, si joyeuse, me fait atrocement souffrir. J'effleure la bague qu'elle m'a offerte. Tout cela ne signifiait donc rien ?
Non, je ne peux pas le croire !
Au cours de la matinée, aucun visiteur ne me pose de questions saugrenues, comme si ma pâleur les en dissuadait. En revanche, ils sont nombreux à me demander si je me sens bien. Je me compose alors un sourire artificiel et j'invoque le chauffage mal réglé. Et je manque plusieurs fois d'éclater en sanglots et de tomber dans les bras de ces visiteurs soucieux de ma santé.
Lorsque l'heure de ma pause déjeuner arrive enfin, le collègue qui me remplace s'inquiète à son tour. Je m'éclipse en expliquant que je meurs de faim, ce qui est complètement faux. Je n'ai rien avalé depuis ce matin, pourtant la seule idée de manger me donne la nausée.
Dinah m'attend devant le musée, et elle n'est pas seule. Darren l'accompagne. C'est la première fois que je les vois tous les deux, en dehors de la coloc', et ils ont l'air si heureux que cela me réchauffe un peu le cœur.
- Je suis venue accompagnée, s'écrie-t-elle en lançant des œillades complices à son musicien.
Darren lui répond par des sourires enamourés. Je souris, moi aussi, heureuse pour mes amis, comptant sur leur bonne humeur pour me changer les idées.
- Tout va bien ? demande Dinah. Tu as l'air fatiguée, ce matin.
- La matinée a été chargée en questions saugrenues et en visiteurs lourds. Alors, on va où ?
- Si on retournait au même resto que l'autre jour ? propose Dinah. Leur salade César était excellente ! Et comme ça, ce sera un peu notre quartier général.
Elle lâche un instant Darren, pour me prendre par le bras.
- On est en train de se créer des habitudes new-yorkaises, Mila, tu te rends compte ? glisse-t-elle, ravie.
Je souris faiblement. Oui, c'est ça, je commence tout juste à me créer des habitudes dans cette ville, et il faudrait que je m'en aille ? Que je recommence tout à zéro ? Est-ce que j'en suis seulement capable ? Mais en même temps, si c'est terminé avec Lauren, je ne pourrai pas rester un instant de plus dans cette ville. Et il me semble qu'un nouvel accès de fièvre me donne le vertige.
Dès que nous sommes installés, Dinah sort sa liste de choses à faire à New York. A en juger par la longueur du papier, le top 75 est devenu un top 100.
- Tu connais le Nobert's ? Il paraît que c'est un club au trente-quatrième et dernier étage d'un building du Lower East Side. Il faut absolument qu'on y aille. Tu connais, Darren ?
- Jamais entendu parler, répond-il.
Dinah lui passe la liste. Il l'examine attentivement, visiblement amusé.
- Il va vous falloir dix ans, non, pour explorer tous ces lieux ?
- Pas grave, on a tout le temps ! s'exclame Dinah. Et puis comme ça, on publiera un guide... Qu'est-ce que t'en penses, Mila ?
Je hoche la tête, incapable de répondre.
- Lauren est au gymnase ? me demande soudain Dinah.
- Oui, elle donne des cours, articulé-je péniblement.
- Dommage qu'elle n'ait pas pu se libérer... En même temps, elle ne trouve peut-être pas d'intérêt à traverser tout Brooklyn pour une salade, commente-t-elle en examinant la carte.
- Pour une salade, non, réplique Darren du tac au tac. Mais pour Camila, oui ! Si elle n'avait pas de cours à midi, je suis sûr qu'elle serait déjà là.
Une douleur lancinante me vrille le cœur.
Pas si sûr.
- Tu es sûre que tu vas bien, Mila ? reprend soudain Dinah. Tu es vraiment pâle, aujourd'hui, et on dirait que tu es ailleurs.
Je n'ai pas envie de gâcher leur sortie, à tous les deux, ils sont si heureux. Je saisis la carte et me dissimule derrière.
- Je meurs de faim. Je crois que je suis en hypoglycémie.
C'était toujours aussi faux que tout à l'heure. Je n'ai pas du tout envie de manger, et le mot « repas » me donne envie de m'évanouir. Mais c'est tout ce que j'ai trouvé.
- Alors vite, on commande ! Tu complèteras ta liste plus tard, Dinah, souffle Darren d'un air plein de sollicitude.
Sa bienveillance me serre le cœur un peu plus. Je suis entourée de gens que j'aime, et qui m'aiment. Nous formons une famille, tous les six. Et quitter les gens que j'aime, j'ai donné. Je n'ai pas la force de me séparer d'eux.
Pendant que j'ai le nez dans la carte, Dinah et Darren échangent un baiser.
- Tu prends quoi ? demande Darren à Dinah.
- Tu veux dire à part toi ? réplique-t-elle malicieusement.
Darren se penche pour l'embrasser dans le coup et glisse la main autour de sa taille. En se rapprochant de lui, elle manque de renverser la carafe d'eau que Darren rattrape à la dernière seconde, et tout finit dans un éclat de rire.
Je suis heureuse de les voir amoureux, mais cela me rappelle ce qu'on partage, Lauren et moi.
Ce qu'on partageait ?
Et je ne peux m'empêcher de souffrir en songeant à ce qui s'est passé, ce matin.
Je refoule mes larmes et commande une salade César. Ma voix de robot n'échappe pas à ma meilleure amie. Je lui souris, faisant de mon mieux pour la rassurer. Et, une fois les commandes passées, la conversation reprend.
- Tu viendras écouter Darren, jeudi prochain ? Il joue pour le concert d'inauguration de la rentrée, explique Dinah.
- La fête est publique ? demandé-je.
- Parfaitement ! dit Darren. Ce serait chouette que vous veniez, Lauren et toi. Theo et Matt ont dit qu'ils en seraient.
Je hoche la tête.
- Bonne idée, articulé-je.
- Moi, j'irai, c'est sûr, comme ça, je pourrai le surveiller, déclare Dinah en riant. Parce que tu verrais les filles de son école, il y a de quoi être inquiète !
Darren hausse les épaules.
- Et moi, qu'est-ce que je devrais dire ! réplique-t-il.
Dinah me jette un coup d'œil en coin. Elle a clairement repéré que quelque chose me travaille, mais elle n'ose pas me demander quoi devant Darren, pour ne pas me mettre mal à l'aise.
- Tu as commencé les cours ? demandé-je mécaniquement, espérant faire diversion.
- J'ai fait ma prérentrée, hier. Ils ont l'air super, et les profs ont l'air top.
- Et les étudiants ? grommelle Darren.
- Arrête ! rit-elle en lui donnant un coup de coude.
Elle me fait un clin d'œil.
- Je n'ai pas encore choisi tous mes cours, en fait, reprend-t-elle. Il faut que j'y retourne cet après-midi. Le truc, c'est que j'ai du mal à me décider, je les trouve tous passionnants. C'est exactement ce que je voulais faire, et j'ai vraiment hâte que ça commence.
A ces mots, je fonds en larmes. La tristesse et le désarroi m'ont habitée toute la matinée et je ne peux plus les retenir. Toutes les digues que je tente de bâtir depuis ce matin pour dissimuler ma peine cèdent. J'ai trop pris sur moi.
Darren et Dinah échangent des regards soucieux, puis mon amie change de place et vient s'asseoir à côté de moi. Elle m'entoure de son bras.
- Mince, Mila, est-ce que j'ai été maladroite ? Depuis qu'on s'est retrouvés, je vois bien que quelque chose te tracasse... Dis-moi ce qui se passe, demande-t-elle doucement.
- Lauren et moi, c'est terminée, sangloté-je. Enfin, je crois, je ne sais pas, je ne sais plus.
Dinah et Darren tombent de leurs chaises, presque littéralement. Ils me regardent, incrédules.
- Camila, ce n'est pas possible, tu te fais des idées, assure Darren. Lauren est folle de toi. Ce n'est un secret pour personne, et ça se voit ! Je la connais depuis longtemps et je peux t'assurer qu'elle est dingue de toi. Je ne l'ai jamais vu comme ça !
En toute autre circonstance, j'aurais été flattée. Mais à présent, ses paroles sont deux fois plus douloureuses à entendre, comme si je mesurais exactement ce que j'étais en train de perdre.
- Plus maintenant, bafouillé-je, secouée de sanglots.
- Que s'est-il passé ? demande doucement Dinah.
Je sèche mes larmes tant bien que mal.
- Ce matin, j'ai reçu un coup de téléphone. C'était l'université d'Edimbourg. J'avais postulé au début de l'été, et il se trouve qu'une place s'est libérée.
- L'université dont tu rêves depuis des années ? Avec le programme consacré à l'étude des baleines ? demande Dinah.
- Celle-ci, oui.
- C'est génial, Mila ! s'écrie Dinah en posant un baiser sur ma joue. Je ne comprends pas... Quel rapport avec Lauren et toi ?
- C'est en Ecosse, Dinah. Je ne veux pas y aller. Je ne veux pas perdre tout ça. On s'est disputées, très fort, et elle est partie en claquant la porte ! Je ne sais pas quoi faire...
- Elle a fait ça ? s'écrie Darren, aussi indigné que surpris.
Il semble sincèrement étonné, comme s'il découvrait une facette de la personnalité de son amie. Pourtant, oui, c'est bien ce qu'il s'est passé. Lauren m'a plantée. Et je suis aussi triste que déboussolée.