La valse des coussins

By ElliotBurton

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C'est l'histoire de Blanche Rodin et de Cormac Papillon. Celle de Cornelia, Arsène, Conan, Balthazar, Barnabé... More

Prologue
Chapitre 1 : "It takes two to tango".
Chapitre 2 : la Polka des débutants
Chapitre 4 : Le fox-trot renâcle
Chapitre 5 : N'oubliez pas le Charleston.
Chapitre 6 : Sea, salsa, sun
Chapitre 7 : Le cancan d'Iseut
Chapitre 8 : La valse des coussins

Chapitre 3 : Le boogie des poissons

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By ElliotBurton


« L'état de danse : une sorte d'ivresse qui, va de la lenteur au délire, d'une sorte d'abandon mystique à une sorte de fureur », Paul Valery

Le plat du jour n'était pas une mince affaire à l'Iseut. C'était un plat à prendre au sérieux, à respecter. Arsène se donnait un mal fou pour le cuisiner en quantités abondantes et il s'agissait toujours du meilleur plat de tout le menu alors, vous vous doutez que lorsque le tableau noir de la terrasse afficha « soupe de poisson », les habitués se ruèrent vers l'entrée.

— Un choix splendide pour oublier une journée aussi pourrie ! s'écriaient-ils en rentrant. En effet, le ciel était toujours couvert. Cormac l'avait prédit la veille, la météo locale annonçait un grand soleil... Le jeune serveur arborait un sourire plus large que la Russie ce matin-là.

Blanche avait quitté la maison tôt, cherchant à éviter les questions de son père. Elle marcha de son pas langoureux et nonchalant vers le bistrot, situé à quelques minutes de chez elle. Jean lui avait demandé d'être sur place à neuf heures, ce qu'elle avait accepté immédiatement. Le temps maussade la fit sourire, la chaleur moite, jugée insupportable par le troisième âge et les touristes, lui rappelèrent Paris en août. Elle ouvrit son livre et continua son trajet. Une mauvaise habitude qu'Odine déplorait, surtout quand la maladresse est ancrée aussi profondément que chez Blanche. Cependant, malgré la quantité de lampadaires rencontrés lors de ces marches acrobatiques, elle n'avait jamais arrêté. Elle leva la tête et vit les lettres bleues se mêlaient en un seul mot : l'Iseut.

— C'est une bonne journée.

La voix de Cormac la surprit et elle sursauta, geste parasite déplorable que le serveur derrière elle trouva spectaculaire ; comme voir bouger une statue. Blanche se recomposa, remontant ses lunettes sur son nez et rabattant une mèche rebelle derrière son oreille. Elle prit un tablier noir, le mit autour de sa taille, le noua dans son dos, sa tête se penchant légèrement en avant en signe de concentration. Elle lissa le court tissu taché avec des gestes précis, braquant son regard sur une force invisible. Cormac ne s'en offusqua pas. La curiosité grandissante la convainquit de parler.

— Pourquoi est-ce une bonne journée ? Le grand rouquin esquissa l'ombre d'un sourire, heureux de sa participation, comme s'il avait obtenu une sorte de victoire à travers ces paroles.

— Ecoute.

Blanche tendit l'oreille à la recherche de bruit.

C'était le problème d'être élevé dans une chambre sourde, on devenait insensible au silence et étranger au bruit. C'est pour cela que le son aigu bien que doux lui sembla si particulier. Quelqu'un sifflait un air lancinant de jazz. Une mélodie mélancolique qui donnait la chair de poule. Sortit alors Conan, marteau à la main, la peau luisante, sifflant. La porte s'ouvrit une nouvelle fois et Arsène apparut, jouant extraordinairement bien de sa trompette éphémère. Le même sourire vint gracier le visage de Blanche tandis que le reste du personnel les rejoignit. Soudain le sifflement faiblit et Conan regarda la petite blonde au sourire charmant. Il fit un signe de tête vers elle, l'intimant de continuer. Le rouge lui monta aux joues. Elle secoua la tête, n'ayant pas confiance en sa voix qui bafouillerait sans doute, et commença à descendre les chaises des tables, ne pouvant s'imaginer intégrer une telle tradition à ses mœurs.

Balthazar sembla déçu tandis que Cornelia se remit à balayer comme si de rien n'était. Barnabé attendit, stylos à la main, un son qui ne viendrait pas. Arsène et Conan avaient des mines indéchiffrables. La jeune serveuse passa à une autre table et trébucha, trois battements successifs qui tombèrent dans le lourd silence, une détonation auditive, un éclat parasite. L'ombre d'un sourire, perceptible aux seuls yeux de Conan, vint danser sous la moustache d'Arsène. Les deux amis agirent vite, Conan siffla et la trompette accompagna mélodieusement.

Cormac comprit. Il s'avança vers Blanche qui paraissait perdue et franchement embarrassée à l'idée d'être au centre de l'attention. Une main fine, pale, constellée de taches de rousseurs comme de minuscules étoiles flamboyantes sur un ciel laiteux, se tendit. Une autre, hésitante, petite, terrifiée du ridicule, n'osa pas s'approcher. Une hésitation qui ne dura pas une minute sembla pourtant s'écouler sur des heures. Un cas classique du chat et de la souris, dans notre cas, un matou poil de carotte jouant au héros et une souris myope dénuée d'empathie.

S'il eut existé une meilleure comparaison je n'en aurais pas choisi une aussi cliché, mais entre eux c'était comme ça. Le prédateur et la proie, Goliath et David, La belle et la bête. Le hic ? L'inversement des rôles chez nos personnages. Si vous pouvez, en cet instant filant, déjà terminé, me dire qui occupe le rôle du plus faible, déléguant l'autre à celui du plus fort, lui imposant le terrible fardeau du héros, alors vous avez vu en eux une chose que j'ignore encore. Chapeau.

Blanche finit par accepter et plaça sa petite main dans celle de Cormac. Il lui fit faire un pas en arrière. Sa sandale se posa sur le sol dans un claquement sonore. Arsène siffla de nouveau, Barnabé frappa le bureau de ses stylos. Cormac fit un pas en avant, un nouveau claquement retentit. La trompette s'éleva et Balthazar l'accompagna au saxophone. Cormac glissa sa main libre sur la taille de la jeune femme, et tout simplement, ils dansèrent : un peu maladroitement, car Blanche n'avait jamais dansé avec un homme auparavant. L'orchestre sonnait dans leurs oreilles, s'accordant sur chacun de leurs gestes, les voix se muaient en chants d'instruments, on n'entendait plus la différence et le bistrot se désintégrait autour d'eux, remplacé par des décors luxueux de salles de bals parisiennes, dancing enfumés de la nouvelle Orléans, clubs encombrés de New York.

Onze heures sonnèrent et la magie disparut, la poussière de fée tomba en une fine pellicule que Cornelia balaya distraitement, retransformant au passage l'Iseut en restaurant. Tous reprirent leurs habitudes ménagères, Blanche s'arrêta net, tout comme pétrifiée. Elle repassa la scène dans sa tête, cherchant à la classer dans une boite à souvenirs mais ne parvenant pas à trouver un label adapté. Elle ne remarqua pas les mains de Cormac qui quittèrent son corps. Elle ne remarqua pas sa révérence exagérée destinée à la faire rire. Elle ne remarqua pas le sourire amusé qui s'était installé sur ses propres lèvres. Elle dépassait les piles de connaissances, les cartons de souvenirs et les étagères remplies de fioles étiquetées d'apophtegmes mémorables, d'idées passées et de rêveries fanées sans trouver quoi que ce soit de ressemblant à ce qui venait de se passer.

Alors, plutôt que de ranger cet emportement révolu elle le laissa tomber en plein milieu de son esprit. Elle prit la décision de laisser trainer ce souvenir au premier plan de son âme car il lui sembla que c'était le genre de chose qu'on ne classait jamais correctement. Dans quelle boite mettait-on les étincelles, joues rosées et pieds gauches ? Comment contenait-on la brume humide qui avait fait disparaître le monde ? Quelle étiquette collait-on sur ce genre d'expérience ? Aucune.

La confusion céda sa place à l'apaisement. Les traits fins de Blanche revêtirent un masque de paix et la jeune femme se dirigea vers la cuisine.

C'est alors que la journée vira au film d'horreur. Alors que le restaurant ouvrait d'ici une petite heure, les casseroles étaient horriblement vides de toute soupe de poisson. Arsène vociférait, jurait, levait ses bras dans des gestes de dédain évidents. La cause de cette haine soudaine pour toute vie aquatique : le poisson... ou plutôt, devrais-je dire, l'absence de poisson.

Alors que le fenouil, les oignions verts, les tomates, le safran, l'ail et tous les ingrédients reposaient docilement sur le plan de travail usé, le poisson semblait avoir pris ses nageoires à son cou. Cornelia ouvrait et fermait frénétiquement les placards encore et encore, comme si le cabillaud allait réapparaitre par magie. Barnabé entra en cuisine, un livre imposant entre les mains. Il bredouilla sa réponse.

— J'ai passé la commande chez le poissonnier avant-hier... Je ne comprends pas ce qui s'est passé.

— Ce qui s'est passé ? Il nous a pas livré. Voilà ce qui s'est passé.

L'intervention de Balthazar ne sembla pas aider.

Arsène regarda l'heure, une expression inquiète sur son visage. Il jouait anxieusement avec le bout de sa moustache, signe de nervosité que Conan remarqua immédiatement. Il posa son tournevis sur le comptoir et plaça ses mains sur ses hanches.

— Bon, il faut une heure pour la faire ta soupe, on envoie Cornelia et Blanche chercher du poisson au village, Balthazar et Barnabé vont faire patienter les clients pendant que Cormac et toi vous préparez le reste du menu... Qu'est-ce que vous attendez ?! Allez, c'est parti.


Cornelia était au volant d'une Twingo verte, une main pianotant impatiemment sur le volant, l'autre sur le levier de vitesse. Blanche regardait l'étrange manège d'un air absent, repensant au matin, faisant presque entièrement abstraction de ce que racontait la conductrice. Le marché de Saint-Raphaël leur apparut et la serveuse rousse jura. Elles allaient être en retard, le poissonnier serait fermé, Arsène allait la tuer et la servir elle en salle.

-Oh, mais c'est pas possible, hein !

Alors, Cornelia fit marche arrière et pris la rue derrière l'école, rue à sens unique, précision qui sembla importante à Blanche qui nota le sens interdit à l'entrée de la rue. On les klaxonna : Blanche s'accrocha à la poignée de sa portière tandis que Cornelia faisait signe aux automobilistes de se mettre sur le côté, exaspérée.

-C'est un raccourci, te fais pas de souci, hein. Tiens, j'allais à l'école derrière, là !

Elle disait cela avec légèreté, comme si la route lui appartenait. 

Un gyrophare s'alluma dans le rétroviseur, une sirène retentit. Les grossièretés – en plusieurs langues car toute occasion est bonne à prendre – fusèrent dans le véhicule. Blanche passa une main sur son visage et pris une voix agacée.

-Alors ton raccourci, tu le trouves comment ? Apathique, elle croisa les bras, n'ayant pas aimé cette boutade dès la seconde où elle franchit ses lèvres. La chair de poule la gagna comme à chaque fois qu'elle s'emportait malgré elle. 

Mais Cornelia ne l'écoutait plus, elle fixait un point inconnu, ne clignant pas des yeux. Elle se contenta d'ajuster le petit béret rouge qu'elle portait et descendit la fenêtre d'un tour de manivelle.

-Bonjour mam'zelle, vous savez pourquoi je vous arrête ?

Blanche s'enfonça dans son siège, mais leva la tête en entendant la voix de Cornelia se faire petite et chevrotante. C'était après tout, une chose singulière que de l'entendre aussi posée, presque réservée. Dans ses yeux, un air quasi circonspect planait. 

-Oh non, j'ai fait une bêtise ? C'est ça, hein. Ouh, la, la... Qu'est-ce que j'ai fait monsieur ?

Le policier soupira,

-Ben, vous êtes en sens interdit mam'zelle, vous avez pas vu le panneau ?

-Oh ! En sens interdit ! Eh, ben ça alors ! Je suis désolée, monsieur. Ben, non j'ai rien vu. C'est que, je viens pas beaucoup par ici, vous comprenez. Je suis de Vidauban, c'est la première fois que je quitte le village. Oh, je suis confuse, désolée, désolée. C''est que j'aurais pu faire du mal à quelqu'un, en plus ! ah, mais quelle cruche. Vraiment, je ne sais pas quoi dire, je suis désolée !

Le regard du policier s'attendrit, il rangea son calepin, s'accouda à la fenêtre pour rétorquer mais Cornelia reprit, ne laissant pas le quarantenaire bedonnant, une calvitie planquée sous sa casquette reprendre ses esprits.

-C'est que je sensé retrouver des amis à Saint Raphaël, vous comprenez, et je tourne en rond depuis tout à l'heure...

-Oui, mais quand même mam'zelle_

-Ils m'ont tous dit de trouver le bord de mer. Ils m'ont dit, mes amis, tu longes le bord de mer et tu tomberas dessus... Et le bord de mer-ci, le bord de mer-ça...

-bien sûr, mais_

Cornelia mis une main sur le coude du policier et s'exclama dans un sanglot,

-Mais moi, je trouve pas la mer !

Une longue minute de silence s'écoula. Le flic, les lèvres pincées demeurait immobile, les yeux rivés sur la jeune femme perdue. Blanche voyait arriver l'amande, grosse comme une maison.

-Vous êtes jeune conductrice à ce que je vois.

Cornelia renifla, des grosses larmes de crocodiles dans les yeux.

-C'est qu'il m'a fallu quatre ans pour l'avoir, hein. Je suis nulle pour les panneaux, je suis désolée, je quitterai plus jamais mon village, monsieur, plus jamais.

Le policier l'observa, la bouche ouverte.

-Ah oui, quand même.

Cornelia cacha son visage dans ses mains. Le flic se passa une main dans le cou, jetant un coup d'œil vers son collègue resté en voiture. 

-Vous allez m'enlever ma voiture, hein ? Vous allez nous emmenez au poste ? C'est que mon père, il sulfate les champs aujourd'hui, il pourra pas venir nous chercher, oh ! Je suis désolée ! Si vous saviez !

Le gendarme se laissa aller à un sourire bienveillant, son vieil ego se laissant flatter par une demoiselle en détresse, rappel de jours plus glorieux. Il se frotta la tête et s'exclama.

-Voyons ma petite dame, nous ne sommes pas là pour verbaliser mais pour, avant tout, aider le citoyen. On va pas vous la retirer pour ça votre voiture, allez, c'est pas si grave que ça.

Blanche en resta sans voix. A soixante, en sens interdit, en ville, et elles allaient s'en tirer sans rien.

-Oh, ce que vous êtes gentil monsieur. Oh, vous savez pas comme vous êtes gentil. Vraiment, hein, merci ! Le flic, un sourire radieux venant illuminer ses traits, dit :

-On va vous faire la circulation, d'accord ?

Il remonta en voiture et son collègue descendit afin de limiter le flux permettant à Cornelia de remonter la rue en toute sérénité. Quand enfin elles arrivèrent, le policier revint auprès d'elles.

-Il ne nous reste plus qu'à trouver ce fichu bord de mer ! On est loin de la plage ? Je ne me repère vraiment pas, hein. Elle rit doucement, comme gênée. 

Blanche fit signe à Cornelia de se taire, elle en faisait trop, mais la jolie rousse, grisée par la victoire, se laissait emporter. Elle tourna la tête dans tous les sens comme si la mer allait soudainement apparaître dans l'horizon. Le policier hochait la tête doucement, ses yeux disaient "elle est pas sortie de l'auberge, la p'tite". 

-Vous savez quoi, mon collègue et moi, on va vous escorter jusqu'en bord de mer !

Cornelia pâlit, son sourire demeura figée sur ses lèvres tandis que son esprit cherchait à faire marche arrière. Trop tard, Blanche laissa tomber sa tête dans ses mains, les yeux fermés. Elle était déchirée entre le désir d'être impressionnée par son amie et celui de l'étrangler. 

-Oh, vous êtes trop gentil, on peut pas vous demander ça, on va se débrouiller, bredouilla la serveuse. 

Il n'eut pas l'air convaincu, il toisa les deux jeunes femmes d'un air qui semblait dire "elles sont gentilles, pas dégourdies, mais gentilles". Il insista.

-Ben, c'est gentil hein, répondit la jolie rousse, la voix pincée.

Elle remercia le gendarme, remonta sa fenêtre, jura, et passa la première. Mais, quand elle tourna ses yeux vers Blanche, les deux se regardèrent pendant quelques instants avant qu'un fou rire ne leur échappât. Elles rirent jusqu'à la mer, que Cornelia aurait pu repérer les yeux fermés, et alors seulement la police municipale les laissa reprendre leur route vers le poissonnier, sans même avoir évoqué une prune. Elles trouvèrent une place au soleil où se garer et se mirent en route. 

Blanche suivit le pas rapide et déterminé de Cornelia. Ses cheveux courts volaient au vent et ses pas naturellement lents se laissèrent intimider par ceux, plus toniques, de la jolie rouquine. Pour la première fois depuis sa petite enfance elle se pressa et, elle vous le dira, c'était merveilleux. Cornelia parlait. Sa voix nasillarde résonnait dans la rue. Elle saluait régulièrement les passants qui la reconnaissaient immédiatement. Il faut avouer qu'elle se faisait remarquer : gestes théâtraux, voix qui portait, débit rapide et entrecoupé de « hein », mais surtout des cheveux écarlates qui virevoltaient à chaque expiration céleste, illuminant ses alentours qui baignaient tristement dans le gris du ciel.

Cornelia Papillon avait vingt ans, parlait cinq langues et jouait divinement bien au rami apprit Blanche. Cette dernière était d'un silence mortuaire, ce qui ne sembla pas déranger son amie dont les mots s'enchainaient les uns à la suite des autres.

— J'ai appris plusieurs langues, parce qu'une ce n'est pas suffisant quand on aime parler.

Son explication fit sourire Blanche qui regretta de ne parler que le français.

Cornelia était acharnée. Quand elle avait appris que Conan parlait polonais elle s'était lancée, corps et âme, dans l'apprentissage de cette belle langue slave aux consonnes multiples. Elle insista pour que l'homme à tout faire de l'Iseut ne lui parlât que dans sa langue natale et au bout de huit mois elle parlait couramment. L'anglais, l'italien et l'allemand étaient maitrisés à la perfection et Cornelia pratiquait souvent sous le regard amusé de Balthazar.

Les rues pavées, légèrement bombées du village faisaient claquer les semelles fines des chaussures et Blanche demeurait le nez en l'air, absorbant la ville, ses contours et ses couleurs. Les clochettes raisonnaient à chaque va et vient de touriste indécis et des troupeaux de ventilateurs affleuraient. Les plus âgés avaient déjà battu en retraite, se laissant aller à la sieste dans leurs lits aux draps blancs vaguement dissimulés derrière de fines moustiquaires. La brise salée envahissait l'air et brulait délicieusement les narines. Echoppes et boutiques exposaient leur inventaire dans la rue et mioches aux nez plongés dans leurs glace à l'italienne trottaient derrière les jupes évasées de leurs mères. Leurs grands yeux, seule partie de leur corps ayant échappée à l'assaut de l'écran total, se tournaient vers les devantures de magasins de confiseries où la pâte d'amande et les calissons étaient exposés en pyramide et la réglisse noire se vendait par mètres. D'autres collaient leurs nez à la vitrine d'un magasin de jouets. Blanche la regarda à son tour, mobiles en bois faisaient tourner des figures de cirque colorées. Si Blanche était rentrée elle aurait vu des enfants portant des masques vénitiens se coursant les uns les autres et un géant aux cheveux blancs et à l'air fatigué taillant d'un geste lent et précis des bouts de bois. Mais elle ne rentra pas, alors elle n'en vit rien et laissa la boutique couleur pêche derrière elle.

Elles arrivèrent chez le poissonnier, un trou dans le mur carrelé du sol au plafond où reposaient trois bacs remplis de glace. Le sol glissait et une odeur de crustacés se mêlait à celle, plus tranchante, du sel.

— Jean-Luc, c'est Cornelia ! Blanche porta une main à son oreille et se jura de ne jamais faire crier la belle rousse.

Un petit homme sortit de derrière un bac. Des yeux globuleux clairs, un nez aquilin, une longue bouche qui semblait s'étirer d'une oreille à l'autre et des cheveux blancs frisés volumineux modelaient l'étrange poissonnier. Il sortit de son tablier une paire de lunettes à la Woody Allen et Blanche se demanda s'il était physiquement possible d'avoir d'aussi grands yeux. Il fit mine de s'avancer vers les deux jeunes femmes et en passant devant le bac de glace, Blanche réalisa qu'il était descendu d'un escabeau. Il s'essuya les mains sur son tablier puis sourit. Trois dents manquaient.

— Bonjour mesdames, que puis-je faire pour vous ? Il baisa les joues d'une Cornelia pliée en deux et serra la main de Blanche.

— Dis Jean-Luc, t'aurais pas oublié quelque chose par hasard, hein ? Le bonhomme cligna plusieurs fois des yeux, se frotta la tête, s'effleura le menton, pensif. Ses yeux s'illuminèrent, les filles retinrent leur souffle, il se tourna vers Cornelia.

— Thérèse, comme t'as grandi, ça fait longtemps ! La serveuse passa une main exaspérée sur son visage, soupira et regarda le plafond, l'air de dire « Et c'est parti » !

— Mais non Jean-Luc, moi c'est Cornelia. Thérèse c'est ma mère, tu te souviens, hein.

Clignement des yeux, frottement de la tête, effleurement du menton. Il tourna son regard vers Blanche.

— Nom de Dieu ! Françoise, ça fait un bail ! La jeune femme fronça les sourcils, se redressa et parla de sa voix rauque.

— Voyons, monsieur, on ne se connait pas. Le monsieur en question eut un sourire espiègle et pointa un doigt amusé vers Blanche.

— Je n'oublierais jamais cette voix, tu fumes toujours autant je suppose. Il se tourna vers Cornelia.

— Thérèse, si tu avais connu ta mère il y a vingt ans... Quelle grâce, quelle sophistication ! Où sont les enfants ? Cornelia a-t-elle toujours cette affreuse voix de crécelle ? Les deux filles échangèrent un regard et se mirent d'accord : il leur fallait ce poisson. Cornelia eut un sourire crispé.

— Au restaurant, avec leur grand-père. Dis, tu as oublié de nous livrer le poisson, Papa se fait un sang d'encre !

Le poissonnier fit quelques pas rapides vers un comptoir dissimulé derrière les bacs, monta sur son escabeau et feuilleta son relevé de commandes, ses doigts tournant expertement les pages. Tout en le faisant il parla d'une voix distraite à Blanche.

— Tu t'es teint les cheveux... c'est dommage, qu'est-ce que t'avais un beau roux ! Blanche passa une main lentement dans ses boucles.

— Je suppose. Je ne sais pas ce qui m'a pris. Il poussa un cri de triomphe et sauta de son piédestal avec une agilité déconcertante pour son âge.

— C'est Paul qui devait vous le livrer... Il a dû encore oublier. Ça lui arrive de plus en plus souvent, heureusement, moi, j'ai une mémoire d'éléphant.

Cornelia se figea à la mention de Paul, ses yeux se voilèrent. Elle eut un sourire forcé et sa voix se fit plus douce, presque un murmure.

— Peut-être pourrais-tu nous donner la commande, hein.

Jean-Luc acquiesça et s'en alla vers le fond de la boutique en marmonnant quelque chose sur cette « tête en l'air de Paul ».

— Qui est Françoise ? Blanche retira ses lunettes et en essuya les verres sur le tablier noué autour de sa taille. La question étant restée en suspens, elle leva les yeux vers Cornelia.

— Ma grand-mère. Enfin, ça l'était. Elle est morte il y a quelques temps déjà. Jean-Luc a toujours décalé d'une génération, toujours depuis que je le connais ! C'est comme ça, hein.

— Je suppose. Je lui ressemble ? Cornelia pencha la tête sur le côté.

— Non, pas vraiment non.

Comment lui en vouloir ? Blanche n'était pas rousse. Elle était mince, ne fumait pas, ne parlait pas avec l'accent du sud et n'était pas autoritaire. Comment Cornelia, qui avait connu sa grand-mère comme une femme âgée, aurait-elle pu voir en Blanche, Françoise ? Cette femme malade qui fumait le cigare. Les similitudes n'étaient pas de celles relevées par les yeux d'un enfant : leur amour pour la pluie, celui pour Tristan et Iseut, leur grâce naturelle, leur voix rauque, leur façon de croiser les jambes, leur physique anachronique et cette lueur de malice dans leurs yeux n'étaient que de pauvres coïncidences oubliées. Et c'est pour cela que Cornelia avait répondu par « non, pas vraiment non ». Mais un homme, tout comme un enfant, pourrait les confondre, un homme verrait le même genre de femme rare. Jean l'avait vu. Jean-Luc le voyait à présent.

— Voilà mesdames ! Embrassez bien la famille de ma part.

Le poissonnier gâteux sortit avec deux gros sacs blancs épais, fermés hermétiquement. Ses lunettes s'étaient embuées, il traversa son magasin sans glisser sur le carrelage trempé, ce qui lui valut l'éternelle admiration de Blanche.

— Merci Jean-Luc. Embrasse bien Josette, hein.

Cornelia donna un sac à Blanche et les deux repartirent vers le restaurant qui ouvrirait ses portes dans une demi-heure.

De sa démarche assurée, Cornelia fit un quart de tour afin de pousser la porte de L'Iseut de son épaule. Cormac, qui terminait de mettre le couvert pour la table six se retourna et sourit. Des boucles blondes rebondissaient devant les yeux de Blanche à chaque pas et elle semblait disparaître derrière le sac de poisson. Il s'avança vers elle et le lui prit des mains non sans lui faire de remarque.

— Tu sens le poisson.

Elle rougit. Il en eut la chair de poule. Les trois serveurs partirent en cuisine où un Arsène désemparé semblait prêt à s'arracher les cheveux. Conan, assis sur un tabouret l'écoutait se morfondre.

— ...Je vais devoir faire une blanquette à la place. Une blanquette ! Voilà, c'est la fin, je peux m'arrêter, rendre ma toque, enlever mon tablier, vendre mes couteaux, retirer_

— Quelqu'un a commandé du poisson ? Arsène poussa un cri de joie et se précipita sur les sacs. Il redressa sa toque, lissa son tablier avant de parler d'une voix autoritaire.

— Bon, Cormac tu découpes. Balthazar, tu épluches. Blanche, tu mélanges et Cornelia... Tu supervises. Cette dernière hocha la tête avant de se mettre à fredonner insupportablement aigu.

— En silence.

Arsène avait parlé, a priori, pour l'ensemble du groupe mais fixa Cornelia avec insistance.

— Tu ne cuisines pas ? Le chuchotement de Blanche fit exploser de rire Balthazar. Un rire grave, fort et franc.

— Vaut mieux pas. Cornelia ne sembla pas s'offusquer et soupira.

— C'est vrai. Je ne sais même pas faire un plat de pâtes correctement... c'est pour dire. Balthazar embrassa tendrement son cou avant de se remettre à éplucher. Sa voix s'éleva de nouveau.

— Comment allait Jean-Luc ? Il t'as encore confondu avec ta mère ? Cornelia croisa ses bras sur sa poitrine et soupira.

— Oui. Il a même confondu Blanche avec grand-mère.

— Eh ! Cormac ! Maintenant, quand t'iras passer une commande tu peux y aller avec ta femme. L'intéressé leva la tête, il haussa les épaules en signe d'exaspération.

— Je sais que je ressemble à papi, mais tu penserais qu'il m'appellerait Cormac au moins une fois dans ma vie... ou qu'il me confondrait avec papa.

Blanche regarda Arsène se déplacer à une vitesse folle dans la cuisine. Elle repensa à l'étrange poissonnier rencontré plus tôt.

— Il vous a toujours confondu avec vos aînés ? Ce fut Cornelia qui répondit.

— Oui, Jean-Luc a du mal à mettre un nom sur un visage. Il décale toujours d'une génération ou deux. C'est devenu pire après la mort de Paul, son frère.

Le nom jeta un froid sur les adolescents qui baissèrent la tête vers les plans de travail. Barnabé entra.

— Qu'est-ce qui lui est arrivé déjà ? Assis dans son bureau, il avait suivi la conversation. Sa mémoire avait flanché, impossible de se souvenir des détails. Balthazar fit un signe de la main pour que tous s'approchent. Ce qu'ils firent, abandonnant leurs travaux respectifs. Il parla doucement.

— Paul travaillait à la poissonnerie de leurs parents avec Jean-Luc. Il a été retrouvé mort dans sa piscine il y a dix ans. Les autorités déclarèrent qu'il était mort par noyade, un accident surement. Barnabé fronça les sourcils.

— Mais...

Balthazar hocha la tête à ce mot, prononcé avec hésitation.

— Mais, l'autopsie a révélé qu'il n'était pas mort noyé mais électrocuté. Paul s'est suicidé.

Blanche frémit et détourna le regard vers la grande fenêtre par laquelle une lumière grise filtrait. Cornelia intervint.

— Comment peux-tu t'électrocuter dans une piscine extérieure ? Balthazar répondit d'un ton mystérieux.

—Personne ne le sait.

Blanche émit une hypothèse, elle regardait le soleil.

— Peut-être voulait-il changer l'ampoule. Tous tournèrent la tête vers l'orbe lumineux qui s'était frayé un chemin entre les nuages. Blanche continua d'une voix distante.

— La lumière ne lui plaisait sans doute pas, il tenta d'en trouver une plus blanche, plus pure et ça lui a claqué entre les doigts.

Les adolescents restèrent muets. Dans un calme rare, ils méditèrent sur le concept –si abstrait pour la jeunesse –de la mort. Cette faucheuse sans états-d'âme, ce voleur insaisissable au visage indiscernable, ce vieillard courbé sur sa faux et vêtue d'un drap noir. Sa représentation, d'une banalité pénible de par ses clichés fatigués et fatigants, n'était-elle que publicité mensongère ? Pourquoi le père noël ne se raserait-il pas ? Pourquoi la fée des dents était-elle une femme et cupidon un infant joufflu ? Pourquoi, dites-moi, la mort ne porte-t-elle pas de costume blanc et n'aurait pas un visage sympathique ? L'homme naît et meurt, s'il a de la chance, il vie un peu. Alors cet arrêt, cette fin, cette cassette que l'on ne rembobine pas, n'est-elle pas salvatrice ? Ou est-ce encore un mot que l'on emploie pour ne plus avoir peur. Si le soleil est une ampoule qui éclaire la scène aux décors variés qu'est la Terre alors, quand le spectacle est terminé, que les acteurs ont tiré leur dernière révérence et que le public a quitté la salle, il faut bien éteindre et admettre que c'est fini. Personne n'est immortel, ni acteur, chanteur, peintre ou musicien. L'histoire que l'on nous enseigne, que l'on vit, finira par se faner, les paroles entendues au cours d'une vie s'envolent dans le dernier souffle de chacun d'entre nous. Rien n'est éternel, rien n'est pour toujours, ni un papillon, ni les astres lumineux dans l'espace et surement pas l'homme.

Le soleil disparut à nouveau derrière deux nuages gris et la voix d'Arsène les sortit de leur torpeur.

— On ouvre dans un quart d'heure ! Magnez-vous !

La conversation cessa, cédant la place au doux bruit de la lame percutant la chair des légumes à grande vitesse. L'horloge endossa le rôle du superviseur stressant, ses aiguilles tournant de plus en plus vite. Du moins c'est ce que pensèrent les adolescents qui levaient des yeux inquiets vers elle. Barnabé faisait tourner une clé sur son index tandis que Cornelia raclait le poisson de ses mains pour le faire tomber dans la marmite. Blanche sursauta quand l'horloge sonna midi. Elle porta une main à son cœur pour se calmer et ouvrit de grands yeux. La soupe cuisait. Ils avaient réussi. Barnabé se dirigea vers les portes battantes pour ouvrir. Balthazar se cala derrière le bar et les trois serveurs se mirent à installer des clients. Ces derniers rentraient par hordes, cherchant l'air frais du bistrot et la fameuse soupe d'Arsène.

Le restaurant comptait une douzaine de tables à l'intérieur et une dizaine en terrasse, les serveurs se les divisaient en trois par secteurs. A l'intérieur, Blanche avait à servir les tables cinq à huit, Cornelia avait insisté. Cependant, quand vint le moment d'installer une famille à la table six Blanche devait récupérer sept commandes en cuisine. Elle se tourna vers Cornelia qui se tenait accoudée au comptoir, surveillant ses tables tout en parlant avec Balthazar qui faisait tourner distraitement une boucle rousse autour de son index en souriant.

— Tu peux t'occuper de la six s'il te plaît ?

La jolie rousse pâlit.

— Ah non ! Pas la table six, hein ! demande à Cormac, je ne m'occupe jamais de la table six ! Blanche se retourna lentement, un peu surprise, et repartit tranquillement vers le fond de la salle où Cormac notait des commandes.

La jeune femme attendit. Elle l'examina le temps qu'il termine. Ses cheveux étaient de nouveau tirés en arrière, ses sourcils froncés le vieillissaient et un oubli matinal lui valait une ombre rousse autour de la mâchoire. Ses gestes rapides, en opposition avec ceux de Blanche l'étonnaient. Sa façon de dégainer son calepin, de caler son stylo derrière son oreille tel un automatisme, cette conversation répétitive et sans but, quotidienne, toujours engagée par les clients se voyait poliment entretenue par un Cormac souriant.

Soudain il se retourna, fourra son carnet dans son tablier et releva la tête pour rencontrer les yeux bleus de Blanche. Elle semblait sur le point de piétiner et jetait des coups d'œil vers l'entrée où une famille de cinq regardait leurs montres. Jamais Cormac ne l'avait vu aussi proche de la fébrilité.

— Cormac ! J'ai sept commandes en cuisine et une famille à installer à la table six. Cornelia ne veut pas s'en occuper. Tu veux bien ? Il hocha la tête sans hésiter. La voir ainsi, c'était comme voir une de ces ballerines miniatures descendre de son piédestal et s'approcher du verre de sa boule neige, intriguée pour la première fois par le monde extérieur. Bientôt elle oserait toucher la surface lisse de sa cage et tout volerait en éclat pour que la danseuse puisse se demander pour la première fois : Quand ais-je décidé que je voulais danser les bras en l'air dans un tutu rose, seule, pour le restant de ma vie ? Et cette simple pensée, l'éventualité même que Blanche décide de vivre, le résolut à s'occuper de la table six. Evidemment, étant Cormac Papillon, il formula une pensée plus cohérente.

— Cornelia à la phobie de cette table, je t'expliquerais plus tard. Je m'en occupe, gère ta commande.

Blanche partit vers la cuisine et acheva sa tournée. Elle se dirigea vers le bar où les deux autres serveurs discutaient, elle s'assit sur un tabouret et croisa les jambes. Sa voix rauque résonna.

— Alors, cette réticence à approcher la table six ?

—Elle est hantée !

La voix insupportable de Cornelia s'était tirée dans les aigus, comme pour convaincre ses collègues de l'authenticité de sa remarque.

—Hantée ? Par quoi ?

Blanche remonta ses lunettes sur son nez, cherchant une explication logique à cette déclaration saugrenue.

—Par qui, tu veux dire.

Cormac prit les choses en main.

—Il y a quarante ans, avant que Jean hérite de cet endroit, un jeune marin venait manger tous les soirs à l'Iseut, toujours à la table six. De ce que j'en sais, c'était un type plutôt discret, il avait voyagé dans le monde entier, parlait un tas de langues et buvait comme un trou. Y a une photo chez mes grands-parents de lui. Une barbe noir épaisse, des tatouages sur les bras, une cigarette derrière l'oreille et une casquette de marin qui lui cache les yeux, c'était un colosse, grand et fort, surement le meilleur nageur de toute la France, il a sauvé plus d'une fois des touristes pris au dépourvu par un orage... Ouais, un nageur extraordinaire. Tout le monde l'appelait Capitaine, il n'en était pas un. Personne ne connaît son vrai nom. Bref, Il était toujours seul, jusqu'au jour où il a rencontré Marlène. Elle avait été engagée comme barmaid, ici même, et il paraît que ce fut le coup de foudre. Il a tout abandonné, son navire, son boulot_ »

—L'alcool..., l'intervention de Cornelia ne fut pas appréciée. Cormac soupira et reprit.

—Oui, l'alcool aussi. Ils se sont mariés. Marlène voulait déménager à Paris, Capitaine ne voulait pas quitter la mer. Ils s'installèrent à quelques pas à peine de la plage dans le vieux phare. Cinq ans s'écoulèrent, ils mangeaient à la table six tous les soirs, ils s'aimaient, ça tout le monde vous le dira, mais lui... Il rêvait de prendre le large une dernière fois. L'océan lui manquait, être sur son bateau, perdu en mer sans aucune idée où se trouve le bout de terre le plus proche, il voulait revivre ça une ultime fois. Marlène le supplia de ne pas partir. Elle ne voulait pas être seule. Enfin, elle le fit choisir entre les deux femmes de sa vie : Elle ou la mer ». Cormac s'arrêta pour donner plus d'effet au récit.

Blanche ne put s'en empêcher. Elle bascula sa tête sur le côté et murmura sa question pour que seul le conteur puisse l'entendre.

— Et, que s'est-il passé ? Cormac repoussa instinctivement une boucle blonde derrière l'oreille de Blanche qui baissa la tête ne sachant pas quoi penser de cet effleurement qui fit battre son cœur sourdement.

— Il a choisi la mer. Blanche releva la tête, les sourcils froncés. Elle ne dit rien, attendant la conclusion du récit. Cormac reprit.

— Marlène s'est jetée du haut du phare quand il est parti. Trois mois en mer et il est rentré, sa femme lui manquait. Il avait eu tort. C'est les pêcheurs du coin qui lui ont annoncé la nouvelle. Désespéré, il est venu manger à l'Iseut comme autrefois, seul. Il n'a rien bu, pas une seule goutte d'alcool. Puis, il a disparu. D'après les locaux il avait dû repartir en mer. Quelques jours plus tard, un corps vint s'échouer sur la plage, on décréta que c'était celui de ce marin dont la mer était le malheur car il ne pouvait vivre ni sans ni avec. On retrouva des pierres dans ses poches.

Cornelia s'impatienta.

— Arrête d'essayer de me faire paraître folle ! Tu sais aussi bien que moi qu'il y a bien plus à cette histoire que cela, hein. Son frère se frotta le front.

— D'accord, c'est bon. Les habitués d'ici, surtout les vieux, disent qu'il est impossible que Capitaine se soit noyé. Il nageait trop bien, il respectait trop la mer pour s'y ôter la vie. D'après eux, c'est cette fameuse maîtresse, cette traitresse au cœur égoïste, qui l'aurait noyé. Voyant son amant sur le point de la quitter, elle a englouti son corps dans un instant de vulnérabilité, avant qu'il ne soit trop tard. Elle l'a conservé auprès d'elle dans un moment de faiblesse. Mais, bien qu'elle ait eu raison de son corps, son âme pleure sa douce Marlène sur la terre ferme. De temps en temps, la lumière de leur chambre s'allume, il paraît que l'on entend ses pas résonner dans le phare et puis surtout, certains disent que Capitaine vient arpenter l'Iseut, cherchant la présence de sa tendre Marlène à la table six.

— Tu vois que c'est hanté ! Blanche tenta, en vain, de ne pas grincer des dents tellement la voix de Cornelia montait quand elle s'emportait.

— C'est surtout de belles conneries, oui ! Aucun des habitués ne veut s'y asseoir. On est obligé d'y faire manger les touristes ! Tout ça pour une légende racontée par des pêcheurs saouls.

Blanche repensa à cette histoire romanesque, ce récit étourdissant dont l'amour sortait perdant et sourit mélancoliquement.

— Elle est étrange votre ville, d'abord le poissonnier dans la piscine à qui le soleil déplaisait et maintenant un marin au cœur emprisonné dans les profondeurs de la Méditerranée.

— Qu'en dis-tu ? Cormac la taquinait.

— J'en dis qu'il faudrait réévaluer vos rapports avec l'eau.

Le sourire timide aux coins de ses lèvres enchanta le rouquin qui rit doucement.

— Blanche ! La voix stridente de Cornelia fit irruption et provoqua l'inconfort des clients assis non loin. Elle reprit plus doucement, les mains dans le tablier, se basculant d'avant en arrière sur ses talons.

— Tu m'accompagnes en cuisine, j'ai une grosse commande à récupérer. Blanche haussa ses sourcils, remonta ses lunettes sur son nez et se déplaça vers la cuisine, les mains dans le dos et de sa démarche singulière.

Arsène préparait déjà la soupe pour le diner, un air de tango s'échappait de ses lèvres avec une telle douceur passionnée que les danseurs se matérialisaient dans le souffle chaud de la casserole. Conan battait un paquet de carte, accoudé au plan de travail et observait les deux serveuses qui venaient d'entrer. Un bandana bleu reposait, telle une couronne rustique, sur la tête du polack et ses gestes rapides et fluides hypnotisèrent Blanche. Les cartes se séparaient pour ensuite retomber dans un seul et unique paquet, elles dansaient, non ! Elles volaient pensa Blanche en les regardant déchirer l'air dans un claquement continu. Soudain, deux mains vinrent l'arracher à sa rêverie et elle virevolta de sorte à voir une Cornelia blême. La jeune femme ne prit pas la peine de regarder autour de la cuisine, à la recherche d'une commande, elle n'était pas dupe : il n'y en avait pas.

— Qu'est-ce qui se passe ? Son visage ne reflétait aucune émotion. Ni curiosité, ni préoccupation. A la place une lassitude déplorable qui aurait valu à Blanche une réprimande de sa mère s'était ancrée chez la jeune femme. Les bras croisés, elle l'observait, sceptique. Paniquée, la jolie rousse faisait des gestes incontrôlés et ne releva pas le ton détaché de sa collègue.

— Ma bague ! Telle une évidence, ces deux mots quittèrent sa bouche dans une inquiétante frénésie. Blanche leva sa main lentement et fit un moulinet en avant pour qu'elle explique plus précisément la situation.

— Ma bague de fiançailles... elle a disparu. Elle leva sa main gauche, comme pour prouver son affirmation. Blanche resta de marbre.

— Où l'as-tu vu pour la dernière fois ? La question, posée avec un calme professionnel, eut pour seul et unique effet d'aggraver l'état de Cornelia. En effet, cette dernière paniqua.

— Mais j'en sais rien moi ! Je l'avais quand je suis arrivée ce matin, hein, j'en suis certaine. Je l'avais chez le poissonnier, je l'avais en rentrant, je l'avais pendant que je mettais les légumes dans la soupe_

Le silence ne présageait rien de bon.

— Et ensuite ? Cornelia leva la tête, inquiète, vers Blanche.

— Ensuite, je ne l'avais plus. Oh non ! Elle est dans la soupe !

— Ok, on garde notre calme...

— Balthazar va me tuer !

— Cornelia. On va la retrouver_

— Et si quelqu'un l'a avalée, elle n'est pas énorme, hein.

Blanche soupira et partit en direction du comptoir où reposaient les commandes. Elle les détacha et se mit à compter. Une simple gymnastique de l'esprit et elle parla de nouveau.

— Sept tables sont en train de manger la soupe de poisson. Sept. Elle est dans un des bols, on va les remmener en cuisine.

— Ce n'est pas aussi simple que ça, hein ! Les clients, ils vont vouloir manger.

— Mais si, tu vas voir.

Le ton calme de Blanche eut l'effet escompté inverse, Cornelia porta une main à son front et secoua la tête.

Blanche décida de se lancer et sortit en salle. Elle se dirigea vers la table cinq et sourit poliment. Elle se mit à desservir sous les yeux ahuris des clients.

— Nous n'avons pas fini mademoiselle.

Elle scruta la table : sac de plage, coups de soleils, trace des lunettes, absence de rides au coin des yeux. Des touristes. Parfait.

— Vous savez, on va bientôt commencer à préparer pour le service du soir, hein. Son accent du sud trainant ne fut qu'un pâle reflet de celui de Cornelia. A vrai dire, il fut pitoyable mais les clients hochèrent la tête et Blanche expira avant de récupérer les plats. Elle vida les bols dans l'évier, à travers la passoire : rien.

Ensuite elle s'approcha de la table trois où deux femmes, qui auraient dû se trouver à Cannes et non à l'Iseut, s'apprêtaient à manger la soupe que Cormac venait de servir. Blanche fit quelques enjambées et prit la grande cuillère posée à la droite de la blonde couleur abricot avant de se mettre à retourner la soupe, cherchant le tintement familier de l'or contre la porcelaine. Les clientes prirent un air surpris et tournèrent des visages aux sourcils froncés vers leur serveur. Cormac étudia Blanche tandis qu'elle changeait de bol et toussa.

— Euh, notre personnel vous remue la soupe pour, euh, la refroidir.

Son explication ne sembla pas enchanter les deux femmes qui jetèrent des regards perplexes vers la petite blonde qui se contenta de reposer la cuillère, esquissa l'ombre d'un sourire et se dirigea vers une autre famille. Soudain une exclamation leur parvint de la table six.

— Mon Dieu ! Oui, la réponse est oui ! Blanche écarquilla les yeux avant de se retourner vers la table maudite et vit une petite jeune femme aux cheveux ondulés et à la silhouette svelte brandissant une bague dégoulinante de soupe. En face d'elle un gringalet aux yeux exorbités regardait sa soupe et la sienne, comme si elle lui soufflerait une quelconque réponse. Cornelia sortit de la cuisine, l'air déterminé et, d'un pas ferme, s'approcha de la table.

Le restaurant entier observait la déclaration involontaire, Blanche se tenait à côté de Cormac dont les yeux étaient rivés sur sa sœur qui semblait prête à sauter sur la jeune cliente. Balthazar avait lui aussi relevé la tête et ses yeux se concentraient sur la main de sa fiancée, malheureusement vierge de tout symbole d'engagement. Il leva les yeux au ciel et au plus grand étonnement de Blanche, fourra le torchon dont il se servait dans sa poche arrière, sauta par-dessus le comptoir avant de se diriger vers la table six.

— Bonjour messieurs, dames. Il semblerait que ma fiancée ait lâché sa bague dans la soupe, vous l'en excuserez. Si vous pouviez la lui rendre, ce serait génial.

Les mots de Balthazar arrêtèrent Cornelia dans sa lancée. Elle se figea sur place. Telle une enfant surprise en train d'essayer les vêtements de sa mère, elle arborait un masque de culpabilité. La femme, encore attablée, ouvrit et ferma la bouche plusieurs fois, cherchant quelque chose à dire. A la place, elle se contenta de tendre la bague au barman qui la remercia. Il se retourna et en quelques enjambées, se retrouva en face de Cornelia. Blanche observa la scène dans un silence religieux, elle décortiqua chacun des gestes du colosse. Balthazar prit la main gauche de sa fiancée avec une douceur déconcertante, glissa la bague à son annulaire et embrassa son front avant de retourner au comptoir. Et alors, ce fut Blanche qui resta immobile. Raide, elle se contenta d'analyser la réaction calme de Balthazar. Rien n'y fit. Elle se retourna vers Cornelia qui se contentait de regarder la table six d'un mauvais œil.

— Je t'avais bien dit qu'elle était hantée, hein.    

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